Citius, Altius, Fortius : Des données dopées
Le 14 septembre 2023, l’Avocate générale Tamara Ćapeta a rendu ses conclusions relatives à la lutte contre le dopage et la publication de données personnelles d’un sportif dopé sur internet.
Dans cette affaire, une sportive professionnelle autrichienne membre de la fédération nationale d’athlétisme a été reconnue coupable d’avoir utilisé des produits dopant de 2015 à 2017. À la suite de cette constatation, la Commission autrichienne de lutte contre le dopage (Österreichische Anti-Doping-Rechtkommission « ÖADR ») a annulé tous les résultats de la sportive obtenus pendant la période en question. Elle a également invalidé tous les résultats obtenus, tout en imposant une interdiction de participer à toute compétition sportive pendant quatre ans. Cette décision a été validée par l’ÖADR ainsi que par la Commission indépendante d’arbitrage autrichienne (Unabhängige Schiedskommission « USK »).
L’agence indépendante de lutte contre le dopage autrichienne (Nationale Anti-Doping Agentur « NADA ») a, conformément au droit autrichien, rendu public cette décision sur internet. Cette publication contient le nom de l’athlète concernée, le type de sport qu’elle pratique, les violations des règles commises et la période de suspension dans un tableau.
La sportive saisit alors l’USK d’une demande de réexamen de la décision afin de ne pas voir ses informations publiées. Cette commission s’interroge alors sur la compatibilité avec le RGPD de la pratique consistant à divulguer au public les données personnelles de l’athlète sur le site internet de la NADA.
L’USK interroge en premier lieu la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE ou « la Cour ») afin de déterminer si la publication de la décision antidopage est considérée comme une information relative à la santé en vertu de l’art. 9 RGPD (question 1). Dans un deuxième temps, cette commission demande si la publication remplit les conditions de licéité du traitement (art. 5 par. 1 let. a RGPD) et de minimisation des données (art. 6 par. 3 RGPD) (questions 2 et 3). Finalement, l’USK demande si la publication doit être comprise comme un traitement de données personnelles relatives aux condamnations pénales et aux infractions de l’art. 10 RGPD et si elle fait partie des « autorités publiques » selon cette même disposition (questions 4 et 5).
Avant d’aborder les questions de fond, l’Avocate générale examine la recevabilité de la procédure de renvoi préjudiciel initiée par l’USK. Elle souligne que seules les « juridictions » peuvent solliciter de la Cour une interprétation du droit de l’UE, conformément à l’art. 267 TFUE. À la suite de cet examen, Mme Ćapeta conclut que, bien que l’USK ne relève pas du pouvoir judiciaire au sens traditionnel, elle constitue le tribunal arbitral « suprême » autrichien. En raison de son organisation et de son fonctionnement, l’USK remplit les conditions de « juridiction » au sens de l’art. 267 TFUE et la demande devrait être déclarée recevable.
Dans l’introduction de son analyse des questions de fond, l’Avocate générale exprime des réserves concernant l’applicabilité du RGPD. Elle argumente que le RGPD ne s’applique pas aux traitements de données personnelles dans le cadre d’une activité qui n’est pas soumise au champ d’application du droit de l’UE. Pour elle, le traitement de données personnelles pour la mise en œuvre des règles nationales antidopage constitue précisément une telle activité hors-champ.
L’Avocate générale fonde son raisonnement sur le fait que l’UE n’est pas compétente pour réglementer le sport. Selon la jurisprudence de la CJUE, le droit communautaire est applicable au sport, mais uniquement dans les cas où le sport est considéré comme une activité économique. Or, ce n’est pas le cas ici. L’Avocate général a fait valoir que « les règles antidopage réglementent essentiellement le sport en tant que sport » et se réfèrent plutôt aux fonctions sociales et éducatives du sport, et non à son caractère économique.
Elle conclut qu’aucune règle de droit de l’UE ne concerne, même indirectement, les politiques de lutte contre le dopage des États membres et qu’aucun lien avec le droit de l’Union ne peut être établi avec un domaine du droit de l’UE. Par conséquent, le RGPD ne s’appliquerait pas, selon elle, au cas d’espèce.
Malgré cette conclusion, l’Avocate générale a tout de même analysé les questions préjudicielles sous l’angle du RGPD.
Question 1 : La publication d’une décision antidopage constitue-t-elle une « donnée concernant la santé » au sens de l’art. 9 RGPD ?
En ce qui concerne la première question, l’Avocate générale explique que la définition de « données concernant la santé » de l’art. 4 ch. 15 RGPD comporte deux éléments. Il faut que les données soient liées à la santé physique ou mentale d’une personne physique et qu’elles révèlent des informations sur son état de santé.
En l’espèce, le constat que l’athlète a consommé ou était en possession de certaines substances interdites ne dit rien sur son état de santé physique ou mentale. Tout comme la consommation d’alcool ne dit rien sur la question de savoir si une personne souffre d’alcoolisme. Elle suggère donc à la Cour de juger que l’information selon laquelle un sportif professionnel a commis une violation d’une règle antidopage liée à l’usage ou la possession d’une substance interdite ne constitue pas une « donnée concernant la santé » selon l’art. 9 RGPD.
Questions 4 et 5 : La publication d’une décision antidopage tombe-t-elle dans le champ d’application de l’art. 10 RGPD ?
L’Avocate générale aborde ensuite la question de savoir si la divulgation au public du nom de la requérante, du fait de la violation des règles antidopages et de la sanction qui lui a été infligée constitue un traitement de données personnelles « relatives à la condamnation pénale et aux infractions » selon l’art. 10 RGPD. Il faudrait pour cela que la sanction imposée pour la violation des règles antidopage soit de nature pénale.
La sanction doit être analysée par trois critères : sa qualification juridique en droit interne, la nature même de l’infraction et le degré de sévérité de la sanction. Après analyse, l’Avocate générale estime que la sanction imposée en l’espèce a clairement pour but de pénaliser l’action de l’athlète et de la dissuader, ainsi que d’autres athlètes, d’adopter le même comportement. Par conséquent, la sanction en l’espèce est de nature pénale et va au-delà de ce qui est considéré comme une simple mesure disciplinaire dans le sport. La publication de la décision rentre donc bien dans le champ de l’art. 10 RGPD.
En revanche, le fait que l’USK traite ces données personnelles ne fait pas d’elle une « autorité publique » au sens de l’art. 10 RGPD. Il ressort du droit national autrichien que c’est la NADA qui assume le rôle d’« autorité publique » pour contrôler les activités de traitement de l’USK.
Questions 2 et 3 : La publication respecte-t-elle les conditions de licéité et de minimisation des données ?
L’Avocate générale termine ses conclusions par l’examen de la conformité de la publication vis-à-vis des conditions de licéité (art. 5 par. 1 let. a et c RGPD) et de minimisation des données (art. 6 par. 3 RGPD).
Dans un premier temps, elle se demande si le RGPD exige un contrôle de proportionnalité par le responsable du traitement dans chaque cas particulier. Dans le cas d’espèce, la NADA est la responsable du traitement (art. 4 ch. 7 RGPD). Elle est donc tenue de s’assurer que celui-ci soit réalisé de manière licite.
En l’espèce, l’Avocate générale estime que le traitement, donc la publication sur internet, repose sur une obligation légale provenant du droit autrichien ou est nécessaire à l’exécution d’une mission d’intérêt public ou relevant de l’exercice de l’autorité publique dont le responsable du traitement est investi, respectivement l’art. 6 par. 1 let. c ou e RGPD. Par conséquent, le droit imposant le traitement des données personnelles et adopté par le législateur autrichien répond à un objectif d’intérêt public proportionné à l’objectif légitime poursuivi.
Dès lors, le RGPD n’impose pas de procéder à un contrôle de proportionnalité dans chaque cas particulier, lorsque celui-ci a été réalisé en amont par le législateur durant le processus législatif et qu’aucune marge de manœuvre n’a été laissée.
Dans un second temps, l’Avocate générale examine si la divulgation au grand public exigée par le droit autrichien était justifiée. L’objectif poursuivi par la publication est de dissuader les athlètes, notamment les plus jeunes, de recourir au dopage et d’informer les parties impliquées d’une suspension pour prévenir toute tentative de contournement. En conséquence, l’Avocate générale conclut que la publication d’une violation des règles antidopage était à la fois adéquate et indispensable.
L’Avocate générale est donc en désaccord avec l’avis du groupe de travail « article 29 » qui considérait que la publication d’informations anonymes sur les violations et les sanctions suffirait aux fins de dissuader d’autres sportifs. Pour elle, la connaissance de la possibilité de voir son nom publié en relation avec la violation d’une règle antidopage a un effet dissuasif supplémentaire. De surcroit, il n’existerait pas d’autres modalités de communication aussi efficaces qu’une publication sur internet.
L’Avocate générale conclut alors que la publication obligatoire de la violation des règles antidopage est proportionnée, car, à la fois adéquate et nécessaire pour réaliser la fonction préventive consistant à dissuader les sportifs présents et futurs de commettre une violation similaire en utilisant un minimum d’information pour le faire.
Conclusion
Les conclusions de l’Avocate générale sont notables à plusieurs égards, mais il n’est pas certain que la CJUE les adopte intégralement. Limitons-nous ici à en traiter certains aspects.
Sur la question de l’applicabilité du RGPD au cas d’espèce, l’opinion de l’Avocate générale est discutable. En effet, on pourrait argumenter qu’il ne soit pas nécessaire de dire si le sport fait partie des domaines traités par le droit de l’UE ou non. Nous sommes en présence d’un traitement de données personnelles, dont le responsable du traitement est situé en UE, ce qui semble suffisant pour appliquer le RGPD.
De plus, l’Avocate générale base son raisonnement sur le fait qu’en l’espèce ce sont les fonctions sociales et éducatives de la règlementation antidopage qui prédominent. Or, la CJUE a déjà par le passé relevé la fonction économique de ces règlementations (par ex : arrêt CJUE, C‑519/04 P). Les règlementations antidopage dans leur ensemble sont au contraire bien susceptibles d’avoir un impact économique sur la situation des athlètes concernés. Les traitements de données personnelles en découlant devraient donc bien tomber dans le champ d’application du RGPD.
L’indication de l’usage ou de la possession de produits dopant comme n’étant pas une donnée sensible risque également de faire l’objet de stimulantes discussions de la part de la CJUE. Cela sera l’occasion pour nous de revenir sur cette notion.
Proposition de citation : David Dias Matos, Citius, Altius, Fortius : Des données dopées, 22 novembre 2023 in www.swissprivacy.law/268
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