Obligation de conservation généralisée et indifférenciée
Arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 17 novembre 2022, Affaire C‑350/21
Introduction
L’arrêt a pour objet une demande de décision préjudicielle introduite par le Spetsializiran nakazatelen (tribunal pénal spécialisé de Bulgarie ; ci-après : juridiction de renvoi). Dans le cas d’espèce qui l’occupe, la juridiction de renvoi est appelée à se prononcer sur une demande du parquet spécialisé visant l’adoption d’une ordonnance donnant accès aux données relatives au trafic et aux données de localisation d’appels au moyen des téléphones mobiles de cinq personnes soupçonnées d’être impliquées dans une activité criminelle de distributions de cigarettes sans timbres fiscaux.
La juridiction de renvoi s’interroge sur la conformité de la législation bulgare avec le droit de l’UE et en particulier l’art. 15 par. 1, art. 5 par. 1 et le considérant 11 de la directive 2002/58/CE (directive vie privée et communications électroniques).
Cadre légal européen
L’art. 5 par. 1 de la directive 2002/58/CE impose aux États membres de garantir la confidentialité des communications téléphoniques et électroniques ainsi que la confidentialité des données relatives au trafic y afférentes. Les États membres doivent en particulier interdire « à toute autre personne que les utilisateurs d’écouter, d’intercepter, de stocker les communications et les données relatives au trafic y afférentes, ou de les soumettre à tout autre moyen d’interception ou de surveillance, sans le consentement des utilisateurs concernés sauf lorsque cette personne y est légalement autorisée, conformément à l’article 15, paragraphe 1 ».
À cet égard, l’art. 15 par. 1 de la directive 2002/58/CE autorise les États membres à limiter la confidentialité des communications « lorsqu’une telle limitation constitue une mesure nécessaire, appropriée et proportionnée, au sein d’une société démocratique, pour sauvegarder la sécurité nationale – c’est-à-dire la sûreté de l’État – la défense et la sécurité publique, ou assurer la prévention, la recherche, la détection et la poursuite d’infractions pénales […] ».
Conservation généralisée et indifférenciée ?
La première question préjudicielle portait sur la conformité de la législation bulgare avec les art. 15 par. 1 et art. 5 par. 1 ainsi que le considérant 11 de la directive 2002/58/CE, dans la mesure où ladite législation prévoit la conservation généralisée et indifférenciée de toutes les données relatives au trafic pendant une durée de six mois avec pour finalité la lutte préventive contre les formes graves de criminalité.
La CJUE examine, tout d’abord, l’incidence d’une limitation de la durée de conservation fixée à six mois. À cet égard, la CJUE rappelle que, indépendamment de sa durée, la conservation de données relatives au trafic ou de données de localisation, qui sont susceptibles de fournir des informations sur les communications et la localisation des équipements des utilisateurs, présentent un caractère grave lorsque les données peuvent permettre des tirer des conclusions très précises concernant la vie privée de la ou des personnes concernées.
La CJUE examine, ensuite, l’observation de la juridiction de renvoi selon laquelle la réglementation bulgare impose aux fournisseurs de services de communications électroniques de prendre les mesures techniques et organisationnelles appropriées pour exclure tout abus ou accès illégal et que des règles claires et précises excluraient un accès généralisé. En ce sens, la CJUE souligne que la conservation des données et l’accès à celles-ci constituent des ingérences distinctes au droit à la vie privée et à la liberté d’information (art. 7 et 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne) qui nécessitent également une justification distincte. Il en résulte que l’existence d’obligations, à charge des fournisseurs de services de communications, d’assurer la sécurité et la protection des données ainsi que la surveillance de la conservation par des organes de contrôle permettent de réduire les risques d’accès illicite mais ne permettent pas de remédier à l’ingérence grave qui résulte de la conservation généralisée desdites données (point 58 et 59).
Par conséquent, l’art. 15 par. 1 de la directive 2002/58/CE s’oppose à une législation prévoyant une conservation aussi généralisée et indifférenciée de données relatives trafics, telle que celle prévue dans le cas d’espèce.
Absence de restriction du droit d’accès aux données par les autorités, de droit d’information et de recours pour la personne concernée
La seconde question préjudicielle portait sur la conformité de la législation bulgare avec l’art. 15 par. 1, art. 5 par. 1 et considérant 11 de la directive 2002/58/CE, dans la mesure où ladite législation ne restreint pas expressément l’accès aux données aux seuls cas dans lesquels celui-ci est strictement nécessaire et ne prévoit pas de droit d’être informé ni de voie de recours contre un accès illégal.
En premier lieu, la CJUE retient que l’art. 15 par. 1 de la directive 2002/58/CE s’oppose à une législation ne prévoyant pas, de manière claire et précise, que l’accès aux données conservées est limité à ce qui est strictement nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi par la conservation des données. Une telle réglementation est nécessaire pour satisfaire à l’exigence de proportionnalité. La CJUE estime qu’il appartient à la juridiction de renvoi de contrôle que la législation bulgare respecte les exigences précitées.
En second lieu, la CJUE considère que l’art. 15 par. 1 de la directive 2002/58/CE, ainsi que les art. 13 et 54 de la directive 2016/680, s’opposent également à ce qu’une législation nationale prévoit l’accès aux données relatives au trafic et aux données de localisation par les autorités compétentes en matière d’enquêtes pénales sans que les personnes concernées en soient informées et sans qu’elles disposent d’une voie de recours à l’encontre d’un accès illégal à ces données.
Concernant, tout d’abord, le droit de la personne concernée d’être informée du traitement par les autorités compétentes en matière d’enquêtes pénales, la CJUE souligne que, bien que les art. 15 par. 2 de la directive 2002/58/CE, en combinaison avec l’art. 22 de la directive 95/46/CE, ainsi que l’art. 13 de la directive 2016/680 permettent aux États membres de retarder, limiter ou supprimer l’information de la personne concernée, l’exclusion générale de tout droit à l’information n’est pas conforme au droit européen. En effet, lorsqu’une surveillance est nécessaire à une enquête pénale, l’information des personnes concernées peut être différée afin d’assurer le bon déroulement de l’enquête. Néanmoins, les personnes concernées doivent, en principe, être informées de la mesure de surveillance au plus tard lorsque celle-ci prend fin.
Concernant, ensuite, le droit de recours de la personne concernée, la CJUE précise que celui-ci est explicitement garanti par l’art. 15 par. 2 de la directive 2002/58/CE, en combinaison avec l’art. 79 RGPD. En outre, la CJUE souligne que, quand bien même les modalités procédurales des recours en justice relèvent de la législation nationale, en vertu du principe d’autonomie, le fait que l’accès aux données par les autorités compétentes en matière d’enquêtes pénales requiert une autorisation délivrée par une juridiction nationale ne permet d’assurer la protection effective des personnes concernées contre les risques d’abus et d’accès illicites. En effet, la réglementation nationale prévoit que l’autorisation est octroyée uniquement sur la base d’une demande formée par les autorités compétentes en matière d’enquêtes pénales, sans que les personnes concernées aient été entendues, de sorte que la juridiction compétente n’est pas en mesure de prendre en compte les éventuelles objections des personnes concernées.
Conclusion
La CJUE a jugé que l’art. 15 par. 1 de la directive 2002/58/CE s’opposait à l’adoption d’une législation imposant une conservation généralisée et indifférenciée des données relatives au trafic de communications et à la localisation. Par ailleurs, la CJUE rappelle que pour être conforme au droit de l’UE, la législation doit expressément prévoir que l’accès aux données est limité à ce qui est strictement nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi par la conservation des données. En outre, la législation bulgare est également contraire au droit de l’UE dans la mesure où elle ne consacre pas à la personne concernée un droit d’être informé de l’accès à ses données par les autorités de poursuite pénale et un droit de recours contre un accès illicite.
Proposition de citation : Alexandre Bussy, Obligation de conservation généralisée et indifférenciée, 27 novembre 2023 in www.swissprivacy.law/269
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