Le long chemin de la transparence dans le cadre de l’acquisition de Credit Suisse par UBS
Recommandations du PFPDT du 27 novembre 2023
Le dimanche 19 mars 2023, alors que Credit Suisse était en pleine tourmente depuis plusieurs jours, le Conseil fédéral a tenu une conférence de presse historique lors de laquelle il a annoncé l’acquisition de Credit Suisse par UBS. À cette fin, le Conseil fédéral a adopté quelques jours auparavant, le 16 mars 2023, une Ordonnance sur les prêts d’aide sous forme de liquidités et l’octroi par la Confédération de garanties du risque de défaillance pour les prêts d’aide sous forme de liquidités de la Banque nationale suisse à des banques d’importance systémique (RO 2023 135 ; ci-après « Ordonnance »).
L’art. 6 al. 3 de l’Ordonnance comprenait notamment une exclusion au droit d’accès en vertu de la loi du 17 décembre 2004 sur la transparence (LTrans) portant sur certaines informations et données échangées, respectivement traitées, par le Département fédéral des finances (DFF), la FINMA et la Banque nationale, ainsi que le Contrôle fédéral des finances et les tiers chargés de l’exécution de l’Ordonnance. Selon le commentaire de l’Ordonnance du 16 mars 2023 publié par le DFF, l’al. 3 constituait une disposition spéciale au sens de l’art. 4 let. a LTrans qui était justifiée par la « sensibilité avérée » des informations et données des deux établissements bancaires concernés lesquelles contiennent des secrets d’affaires ou de fabrication au sens de la LTrans. Par ailleurs, l’exception à la LTrans visait à garantir que les unités administratives chargées de l’exécution de l’Ordonnance reçoivent rapidement toutes les informations pertinentes de la part des deux établissements bancaires concernés, sans crainte d’une divulgation publique.
Néanmoins, entre le 20 mars et le 26 juin 2023, plusieurs journalistes ont adressé des demandes d’accès, sur la base de l’art. 10 LTrans, au Secrétariat général du DFF (SG-DFF) et au Secrétariat d’État aux questions financières internationales (SFI) pour obtenir des informations et documents concernant l’acquisition de Credit Suisse par UBS.
Sans surprise, les demandes d’accès ont toutes été refusées par les deux autorités, sur la base de l’art. 6 al. 3 de l’Ordonnance en relation avec l’art. 4 let. a LTrans, et les demandeurs ont déposé une demande de médiation auprès du PFPDT (art. 13 LTrans).
A l’issue de la procédure de médiation, le PFPDT a rendu neuf recommandations au contenu largement similaire, à l’exception d’un cas (demandeur A.2) où le SG-DFF n’avait prétendument pas identifié de documents officiels. Selon le SG-DFF, les domaines définis par le demandeur dans sa demande d’accès étaient très précis et aucun document officiel n’avait pu être identifié. Si tel devait être le cas, on peut se demander pourquoi le SG-DFF a refusé l’accès à des informations et documents qui n’existaient pas. Par ailleurs, le PFPDT se questionne, à notre sens à juste titre, sur la manière de procéder du SG-DFF, au regard de l’art. 3 al. 1 OTrans qui commande à l’autorité de renseigner le demandeur sur les documents officiels accessibles et de l’assister dans ses démarches. En effet, cette manière de procéder est d’autant plus questionnable quand on sait que, en l’espèce, c’est le SG-DFF qui a expressément prié le demandeur de préciser sa demande d’accès en indiquant clairement le domaine visé.
Dans les huit autres recommandations, le PFPDT a commencé par analyser l’applicabilité de la LTrans à la BNS et la FINMA (en principe exclue selon l’art. 2 al. 2 LTrans). Contrairement au raisonnement adopté dans une précédente recommandation, le PFPDT a estimé que les documents produits par la FINMA ou la BNS restaient exclus de l’accès en vertu de la LTrans, même s’ils ont été communiqués à une autorité soumise à cette loi. La seule exception, applicable aux cas d’espèce, concernait les documents qui n’ont pas été établis dans l’accomplissement d’une tâche publique, mais en représentation ou sur mandat d’une autorité soumise à la LTrans. Le PFPDT souhaitait en effet éviter que le Conseil fédéral ou ses départements puissent vider le principe de la transparence de sa substance en externalisant des tâches de l’administration fédérale.
Le PFPDT a ensuite examiné la possibilité d’exclure l’application de la LTrans au moyen d’une ordonnance, dès lors que l’art. 4 let. a LTrans réserve cette possibilité aux dispositions spéciales d’une loi fédérale. Le PFPDT relevait que l’Ordonnance était fondée sur les art. 184 al. 3 et 185 al. 3 de la Constitution, dont les ordonnances peuvent remplacer une loi formelle et contenir des dispositions importantes fixant des règles de droit (art. 164 al. 1 Cst.), ainsi que servir de base à de graves restrictions des droits fondamentaux. Tout en laissant aux tribunaux le soin de trancher la question, le PFPDT a tout de même constaté qu’il existait des doutes quant à la constitutionnalité et la légalité de l’art. 6 al. 3 de l’Ordonnance, en particulier concernant les conditions de nécessité et de proportionnalité.
Par ailleurs, le PFPDT s’est notamment penché sur le champ d’application temporel de l’art. 6 al. 3 de l’Ordonnance, qui est entrée en vigueur le 16 mars 2023 à 20h00 (art. 15 al. 1 de l’Ordonnance). Après avoir constaté que l’Ordonnance ne contenait aucune disposition réglant la rétroactivité, et qu’aucun indice ne permettait de conclure qu’une véritable rétroactivité était voulue, le PFPDT est arrivé à la conclusion que l’art. 6 al. 3 de l’Ordonnance trouvait uniquement application pour les documents établis ou reçus après son entrée en vigueur.
Il est intéressant de noter que l’art. 6 al. 3 de l’Ordonnance a été abrogé avec effet au 15 septembre 2023, selon une modification adoptée le 6 septembre 2023 par le Conseil fédéral (qui répondait le même jour à la motion 23.3587 « Non à l’exclusion du principe de la transparence »). L’Ordonnance avait une durée initiale de six mois, soit jusqu’au 16 septembre 2023, et le Conseil fédéral a ainsi décidé de ne proroger (jusqu’au 16 mars 2027) que les dispositions relatives au contrat entre Credit Suisse et la BNS concernant des prêts d’aide supplémentaires sous forme de liquidités. Cette modification et son commentaire ne donnent toutefois aucune explication sur l’abrogation de l’art. 6 al. 3 l’Ordonnance.
Dans ses recommandations, le PFPDT est arrivé à la conclusion que la réserve de la LTrans trouvait uniquement application pour la période entre son entrée en vigueur et son abrogation. Le PFPDT s’est manifestement basé sur le droit en vigueur au moment du dépôt des demandes d’accès, mais on peut tout de même se demander s’il n’aurait pas dû statuer sur la base du droit en vigueur au moment où il a rendu ses recommandations, soit après l’abrogation de l’art. 6 al. 3 de l’Ordonnance, qui était plus favorable à la transparence.
Quoiqu’il en soit, même s’il n’existait plus de motif spécial d’exclusion, les principes généraux de transparence exposés ci-après restent dans tous les cas applicables. En effet, pour tous les documents soumis à la LTrans, il convient d’examiner s’il existe une exception permettant de limiter, différer ou refuser le droit d’accès (art. 7 LTrans).
Dans ses recommandations, le PFPDT a retenu uniquement le premier motif invoqué (basé sur l’art. 7 al. 1 let. a LTrans) en estimant qu’il est suffisamment plausible que la divulgation de certains documents ou de certaines informations puisse entraver de manière notable la libre formation de l’opinion et de la volonté de la CEP. Le PFPDT a ainsi recommandé à l’autorité d’entreprendre un tri pour identifier ces documents, dont l’accès pourra être différé jusqu’à la fin des travaux de la CEP. Pour l’heure, il est prévu que les travaux d’enquête proprement dits s’étendent jusqu’au début de la session de printemps 2024 et le rapport final n’est ainsi vraisemblablement pas attendu avant l’été 2024 au plus tôt.
En revanche, le PFPDT a écarté toutes les autres exceptions (art. 7 al. 1 let. b, c, d, f, et g LTrans, ainsi que art. 8 al. 1 LTrans) en considérant que les arguments de l’autorité (qui porte le fardeau de la preuve) n’atteignaient, en l’état, pas un degré de motivation suffisant et que la présomption en faveur du libre accès n’avait ainsi pas été renversée.
Nous notons que la tâche de l’autorité n’était pas aisée puisqu’elle était censée indiquer de manière suffisamment précise quelles informations étaient concernées pour chaque exception, sans divulguer d’informations sensibles. Comment en dire assez, sans en dire trop ? Cela est particulièrement ardu lorsque le PFPDT exige de l’autorité qu’elle indique quelles informations sont spécifiquement concernées par des discussions confidentielles avec des partenaires internationaux ou des autorités étrangères, ou encore qu’elle démontre concrètement et en détail dans quelle mesure une information est protégée par le secret d’affaires.
Le PFPDT n’a toutefois pas exclu que certaines informations contenues dans les documents demandés soient susceptibles de compromettre les intérêts de la Suisse en matière de politique extérieure et ses relations internationales (art. 7 al. 1 let. d LTrans) ou puissent compromettre les intérêts de la politique économique ou monétaire de la Suisse (art. 7 al. 1 let. f LTrans). Selon le PFPDT, l’autorité restait libre de démontrer, notamment dans le cadre de la procédure de décision faisant suite aux recommandations, la réalisation des éléments constitutifs des différentes exceptions.
Sur la base de l’art. 15 al. 2 LTrans, le PFPDT a enfin recommandé aux deux autorités, si elles décidaient de limiter l’accès, de rendre directement des décisions selon l’art. 5 PA (celles-ci pouvaient également être demandées dans les 10 jours qui suivent la réception des recommandations par les demandeurs, selon l’art. 15 al. 1 LTrans). Les décisions devaient être rendues dans un délai de 20 jours à compter de la date de réception des recommandations ou des requêtes en décision (art. 15 al. 3 LTrans). Nous comprenons que les autorités ont rendu leurs décisions de refus d’accès avant les fêtes de fin d’année.
Les demandeurs ont maintenant la possibilité de recourir au Tribunal administratif fédéral dans les 30 jours qui suivent la notification des décisions. À ce jour, les délais de recours, qui ont été suspendus du 18 décembre au 2 janvier inclus (art. 22a al. 1 let. c PA), ne sont vraisemblablement pas encore échus. Enfin, si le refus d’accès devait être confirmé par le Tribunal administratif fédéral, les demandeurs pourront encore s’adresser au Tribunal fédéral. Le chemin vers la transparence risque donc d’être encore long et sinueux pour les demandeurs.
Cette affaire politiquement sensible permet de mettre en lumière certaines limites et problématiques liées au principe de transparence.
Tout d’abord, on ne peut que regretter la création d’une nouvelle exception à la LTrans, d’une portée symbolique forte mais inutile en pratique compte tenu de sa brève existence. En effet, l’accès aux documents officiels aurait simplement pu, et peut toujours, être limité, différé ou refusé en invoquant l’une des exceptions de l’art. 7 LTrans, sans avoir recours à une clause d’exclusion qui a finalement été abrogée avant même qu’une décision ne soit rendue.
Par ailleurs, on peut également regretter un manque de dialogue manifeste entre demandeurs et autorités. Les demandes d’accès étaient souvent formulées de manière extrêmement larges et l’obtention de certains documents paraissait d’emblée vouée à l’échec (comme la liste des SMS ou WhatsApp échangés avec les représentants de UBS ou Credit Suisse, ou encore les éventuels comptes rendus de réunions/appels téléphoniques avec la Secrétaire d’État américaine au Trésor ou le Ministre britannique des finances). Il y a lieu de rappeler que la demande d’accès doit en principe être formulée de manière suffisamment précise (art. 10 al. 3 LTrans) pour permettre d’identifier les documents demandés. Comme relevé dans le Message, la LTrans n’a en effet pas pour objet de transformer les autorités en documentalistes en les chargeant de procéder à des recherches destinées à réunir pour le demandeur une documentation détaillée sur un sujet précis. Cette exigence ne doit toutefois pas être interprétée de manière trop stricte et il suffit que le document soit identifiable par l’autorité sans complications excessives. A la décharge des demandeurs, les autorités ne semblent pas avoir fait preuve d’une grande proactivité pour les renseigner sur les documents officiels existants et les assister dans leurs démarches. Les autorités se sont limitées à rejeter en bloc toutes les demandes d’accès, sans donner suite, même partiellement, à certaines demandes d’information (par exemple, la demande de C. comprenait des questions précises auxquelles une réponse aurait pu être apportée sans divulguer de documents sensibles).
En outre, la formulation large des demandes d’accès conduit à s’interroger sur la portée de la notion de « document officiel ». A ce stade, les autorités n’ont, semble-t-il, pas tiré argument du fait qu’il n’existait, dans certains cas, pas de documents officiels au sens de l’art. 5 LTrans (à l’exception de la demande d’accès du demandeur A.2 qui avait été refusée, avant de constater devant le PFPDT qu’aucun document officiel n’avait été identifié). D’une part, le principe de transparence ne saurait contraindre l’administration à établir un document qui n’existe pas. À cet égard, on peut se demander si les réunions/discussions qui ont eu lieu dans l’urgence au mois de mars 2023 ont systématiquement fait l’objet de procès-verbaux ou comptes rendus. D’autre part, certains documents pourraient ne pas être considérés comme des documents officiels au motif qu’ils n’ont pas atteint leur stade définitif d’élaboration (art. 5 al. 3 let. b LTrans et art. 1 al. 2 OTrans) ou qu’ils sont destinés à l’usage personnel (art. 5 al. 3 let. c LTrans et art. 1 al. 3 OTrans). Ces points seront peut-être soulevés à un stade ultérieur de la procédure par les autorités.
Enfin, cette affaire met en lumière la problématique déjà connue de la charge de travail administrative liée aux demandes d’accès (cf. la dernière modification de la LTrans qui visait à inscrire la gratuité de l’accès aux documents officiels à l’art. 17 LTrans). Dans le cas d’espèce, les autorités ont demandé plusieurs prolongations de délais en raison du nombre extrêmement élevé de documents visés, qui a engendré une masse de travail exceptionnellement grande pour leurs collaborateurs, et de ressources en personnel limitées. Au final, il aura fallu près de cinq mois aux autorités pour réunir les documents en vue de leur consultation par le PFPDT. Pour une application efficace de la transparence, il est indispensable que les autorités soient dotées des ressources suffisantes, tant d’un point de vue humain, qu’au niveau de l’organisation des systèmes d’information.
Proposition de citation : Christophe Hensler, Le long chemin de la transparence dans le cadre de l’acquisition de Credit Suisse par UBS, 2 février 2024 in www.swissprivacy.law/280
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