Obtenir l’effacement de données d’une plateforme d’évaluation, plus difficile qu’il n’y paraît
Handelsgericht saint-gallois, arrêt HG.2020.180-HGK du 29 juin 2023
Introduction
Une société étatsunienne propose une plateforme sur laquelle les consommateurs peuvent recueillir des informations et consulter des évaluations relatives à des logements, des expériences loisirs, des restaurants et autres. Elle exploite en particulier le nom de domaine suisse de la plateforme.
La demanderesse, une société saint-galloise qui opère un centre de fitness et de wellness, est inscrite sur ladite plateforme depuis 2015. En 2020, elle décide toutefois de clôturer son compte et informe l’exploitante de la plateforme qu’elle ne consent plus au traitement de ses données personnelles. Cette communication étant demeurée lettre morte, la société saint-galloise ouvre action auprès du Handelsgericht saint-gallois dans le but d’obtenir l’effacement de ses données personnelles, respectivement celui de certains commentaires négatifs.
Inapplicabilité des élections de for et de droit
La société étatsunienne conclut à l’irrecevabilité de la demande en raison de l’incompétence du Handelsgericht (art. 59 al. 2 let. b CPC). Elle soutient que le litige est de nature patrimoniale (art. 5 al. 1 LDIP) et que les parties sont liées par l’élection de for en faveur des tribunaux étatsuniens contenue dans ses conditions d’utilisation.
Le Handelsgericht ne suit pas ce raisonnement. Sans se prononcer sur la nature patrimoniale du litige, il relève que les conditions d’utilisation prévoient la compétence des tribunaux étatsuniens pour tout litige découlant de la relation contractuelle entre la société saint-galloise et la société étatsunienne, respectivement de l’utilisation des services de la société étatsunienne par la société saint-galloise. Or, il est ici question de la possibilité offerte aux clients de commenter publiquement les services de la société saint-galloise, en particulier de la licéité de ces commentaires.
Partant, dans la mesure où le résultat de l’acte illicite se produit en Suisse, le Handelsgericht saint-gallois s’estime compétent à raison du lieu (art. 129 al. 1 phr. 2LDIP). Par identité de motifs, il conclut également à l’inapplicabilité de la clause d’élection de droit et applique ici le droit choisi par la potentielle lésée, soit le droit suisse (art. 139 al. 1 let. c LDIP).
Non-effacement des données personnelles
Dans ses conclusions fondées sur les art. 12 s. aLPD (art. 30 s. nLPD) et art. 28 CC, la société saint-galloise demande que la société étatsunienne efface toutes les données personnelles dont elle dispose à son sujet et qu’il lui soit fait interdiction de procéder à tout nouveau traitement la concernant.
Selon les art. 12 aLPD et art. 30 nLPD, celui qui traite des données personnelles ne doit pas porter une atteinte illicite à la personnalité de la personne concernée (cf. ég. art. 28 al. 1 CC). Il y a en particulier une atteinte à la personnalité lorsque des données personnelles sont traitées en violation des principes du droit de la protection des données (art. 12 al. 2 let. a aLPD ; art. 30 al. 2 let. a nLPD) ou contre la volonté expresse de la personne concernée (art. 12 al. 2 let. b aLPD ; art. 30 al. 2 let. b nLPD). Pour être licite, cette atteinte doit être justifiée par le consentement de la personne concernée, par un intérêt prépondérant privé ou public ou par la loi (art. 13 al. 1 aLPD ; art. 31 al. 1 nLPD ; cf. ég. art. 28 al. 2 CC).
En l’espèce, le Handelsgericht se penche sur l’existence d’une atteinte résultant d’une violation des principes du droit de la protection des données (art. 12 al. 2 let. a aLPD ; art. 30 al. 2 let. a nLPD), en particulier du principe de la légalité (art. 4 al. 1 aLPD ; art. 6 al. 1 nLPD), et refuse de déduire un droit à l’effacement de l’art. 28 CC. En effet, puisque les coordonnées de la société saint-galloise sont également publiées sur son propre site internet, il s’agit d’informations relevant de la sphère publique, excluant ainsi tout grief relatif à la protection de la vie privée. Quant aux évaluations des clients, elles ne rabaissent pas la société saint-galloise de manière inutile ou excessive.
Le Handelsgericht analyse également l’existence d’une atteinte en lien avec le retrait du consentement de la société saint-galloise (art. 12 al. 2 let. b aLPD ; art. 30 al. 2 let. b nLPD). Cette dernière a certes consenti au traitement de ses données personnelles en acceptant les conditions d’utilisation de la société étatsunienne, mais a retiré son consentement depuis. Cela étant, le Handelsgericht relève que la faculté de retirer son consentement en tout temps peut être restreinte lorsque l’intérêt au maintien du traitement prime celui à la protection de la personnalité. Ici, il laisse toutefois la question ouverte, dans la mesure où l’éventuelle atteinte à la personnalité n’est pas illicite.
En effet, l’intérêt de la société saint-galloise à l’effacement de ses coordonnées du site de la société étatsunienne n’est pas évident, d’autant plus que ces coordonnées sont publiques. Pour ce qui est de l’intérêt à obtenir la suppression des évaluations négatives, il est contrebalancé par l’intérêt des consommateurs à s’informer gratuitement sur les services offerts par la société saint-galloise (cf. art. 16 Cst.). En outre, la société étatsunienne doit également pouvoir continuer d’exercer son activité économique (cf. art. 27 Cst.). Enfin, la plateforme de la société étatsunienne réduit l’asymétrie de l’information en permettant aux consommateurs d’avoir une meilleure idée des services offerts sur le marché, ce qui a un effet bénéfique sur la concurrence (cf. art. 27 et 94 Cst.). Il en résulte que l’éventuelle atteinte à la personnalité de la société saint-galloise n’est pas illicite (art. 13 al. 1 aLPD ; art. 31 al. 1 nLPD).
Non-effacement de commentaires négatifs
Dans une conclusion subsidiaire également fondée sur une violation du principe de la légalité (art. 4 et 12 aLPD cum art. 28 CC), la société saint-galloise requiert la suppression de certains commentaires négatifs, d’abord au motif qu’ils n’auraient pas été rédigés par des clients. Elle ne parvient toutefois pas à prouver cette allégation. À ce sujet, le Handelsgericht souligne qu’il n’existe aucune présomption selon laquelle l’auteur d’une évaluation négative est nécessairement un tiers voulant nuire aux affaires de la société saint-galloise.
La demande de suppression de certains commentaires négatifs est également motivée par le fait qu’ils seraient faux ou attentatoires à l’honneur de la société saint-galloise. L’analyse de ces griefs par le Handelsgericht permet d’en tirer trois enseignements principaux.
En premier lieu, en ce qui concerne les allégations de fait, la société saint-galloise n’a ni prouvé qu’elles sont fausses, ni démontré qu’elles sont vraies mais inutilement blessantes.
En deuxième lieu, lorsqu’une entreprise offre des services au public, elle doit accepter le risque que l’opinion du client à son égard soit empreinte de subjectivité. Ces jugements de valeur (mixtes) ne constituent toutefois pas une atteinte à la personnalité s’ils ne contiennent qu’une critique des services de la société saint-galloise, sans attaque inutilement blessante.
Enfin, à supposer que ces allégations de fait ou ces jugements de valeur (mixtes) constituent une atteinte à la personnalité, ils sont susceptibles d’être justifiés par un intérêt prépondérant, en particulier l’intérêt des consommateurs à l’information. Partant, le Handelsgericht rejette également cette conclusion subsidiaire.
Une appréciation
Bien que rendu en application de l’aLPD, cet arrêt est riche d’enseignements pour la protection de la personnalité des personnes morales, y compris après l’entrée en vigueur de la nLPD le 1er septembre 2023. La nLPD n’étant pas applicable à la protection de la personnalité des personnes morales (art. 1 et 5 let. a nLPD), ces dernières ne peuvent pas se prévaloir des droits qui y sont explicitement consacrés. En revanche, les personnes morales bénéficient toujours de la protection des art. 28 s. CC. Ces dispositions leur permettent en particulier d’obtenir l’effacement de commentaires attentatoires à la personnalité, mais cela suppose qu’elles démontrent le bien-fondé de leur prétention.
La pesée d’intérêts opérée ici par le Handelsgericht est convaincante. En effet, les coordonnées de la société saint-galloise étaient librement accessibles sur son propre site internet ainsi que dans le registre du commerce, de sorte que le besoin de protection de la personnalité doit être relégué au second plan. Quant aux jugements de valeur critiques envers les services de la société saint-galloise, ils ne contiennent pas d’attaque inutile, mais permettent aux consommateurs de se faire une opinion. Si tous les commentaires négatifs (mais licites) avaient été effacés, le seul maintien des évaluations positives renverrait une impression erronée des services offerts. Partant, les intérêts prépondérants, en particulier l’intérêt des consommateurs à l’information, devaient effectivement prévaloir.
Proposition de citation : Nathan Philémon Matantu, Obtenir l’effacement de données d’une plateforme d’évaluation, plus difficile qu’il n’y paraît, 29 juillet 2024 in www.swissprivacy.law/310
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