Quand des buzzwords conduisent à une fraude à l’investissement
Securities and Exchange Commission against Ilit Raz, 24 Civ. 4466, 11 June 2024
L’utilisation de buzzwords tels que « intelligence artificielle » (IA) pour lever des fonds peut-elle entraîner des poursuites par la U.S. Securities and Exchange Commission (SEC) ? L’action intentée par la SEC contre Ilit Raz, fondatrice et PDG de Joonko Diversity Inc. (Joonko), apporte une réponse claire à cette question, du moins sous l’angle du droit américain.
Dans sa demande, la SEC reproche à Ilit Raz d’avoir trompé les investisseurs de 2018 à 2023 en faisant de fausses déclarations sur le nombre de clients, la technologie et les revenus de Joonko. On y apprend notamment qu’Ilit Raz présentait Joonko comme une plateforme exploitant l’IA pour le recrutement de candidats afin d’aider les entreprises à atteindre leurs objectifs en matière de diversité, d’équité et d’inclusion. Selon Ilit Raz, la plateforme utilisait l’IA pour connecter les entreprises clientes de Joonko avec des candidats divers issus de milieux sous-représentés. Dans des présentations marketing destinées aux investisseurs, elle avait aussi affirmé que les algorithmes d’IA possédaient des capacités de traitement du langage naturel (natural language processing) et de vision par ordinateur (computer vision). De plus, les termes ‘technologie fondée sur l’« IA », ‘algorithme exclusif’ et ‘apprentissage automatique’ étaient fréquemment utilisés dans les différents documents destinés aux investisseurs. Parmi ces documents, elle avait aussi fourni de faux témoignages de clients prétendant que Joonko les avait aidés à attirer des candidats remplissant les objectifs de diversité. Ces témoignages incluaient des affirmations sur l’efficacité de la plateforme dans l’identification et la recommandation de candidats.
En plus de ses affirmations sur l’IA, Ilit Raz aurait menti sur le nombre de clients et les revenus de Joonko.
Au vu des faits, la SEC allègue une violation de la Section 10(b) du Securities Exchange Act [15 U.S.C. § 78j(b)] et la SEC Rule 10b‑5 [17 C.F.R. § 240.10b‑5]. Ces deux normes interdisent à toute personne de commettre une fraude à l’investissement ou de faire des déclarations publiques fausses ou trompeuses en vue d’influencer le cours d’une valeur mobilière. Pour la SEC, les déclarations d’Ilit Raz concernant sa plateforme et son utilisation de l’IA étaient trompeuses, ce qui aurait amené les investisseurs à croire que la technologie de Joonko était plus avancée qu’en réalité, les incitant ainsi à investir dans la société.
À travers cette affaire, la SEC envoie un signal à toute société ou personne utilisant des buzzwords comme « IA » pour attirer des investisseurs sans réellement détenir la technologie en question. Cette affaire est, en fin de compte, une fraude à l’investissement classique, dont la seule nouveauté réside dans l’utilisation de buzzwords comme « IA ». Elle diverge toutefois du précédent cas d’AI washing, puisqu’elle concerne la levée de fonds sur le marché privé (cf. commenté in swissprivacy.law/291/).
En droit suisse, deux normes nous semblent pertinentes dans un contexte similaire, à savoir l’art. 69 LSFin (responsabilité du fait du prospectus), ainsi que l’art. 152 CP en lien avec l’art. 41 CO.
L’art. 69 LSFin prévoit que tout dommage à la suite d’une information fausse, trompeuse ou non conforme aux exigences légales contenue dans un prospectus, une feuille d’information de base ou toute communication semblable devrait être dédommagé. L’élément important à déterminer est de savoir si une utilisation excessive de buzzwords tels que « IA » ou ‘algorithmes exclusifs’ dans le prospectus, la feuille d’information de base ou toute communication semblable suffit à engager la responsabilité de l’émetteur. À notre avis, la responsabilité dépendra du secteur d’activité de l’émetteur et de la nature de son projet. Par exemple, un émetteur visant à développer une plateforme de recrutement utilisant l’IA pourrait être tenu responsable si ses déclarations sur l’IA se révélaient fausses, puisque l’IA serait au centre du modèle d’affaires. Bien entendu, les autres conditions de l’art. 69 LSFin devraient également être réunies.
L’art. 152 CP interdit à un cercle limité d’auteurs de fournir de fausses informations au public concernant des entreprises commerciales dans le but d’inciter des tiers à disposer de leur patrimoine de manière préjudiciable à leurs intérêts. Cet article protège tant la confiance du public envers les informations diffusées que le patrimoine des investisseurs. Il constitue ainsi une norme de protection, dont la violation peut entraîner une action civile au sens de l’art. 41 CO. Le demandeur doit prouver que l’auteur de l’infraction a fourni des informations fausses ou incomplètes, notamment à travers des communications publiques ou des rapports, et que ces informations étaient suffisamment importantes pour influencer un investisseur (raisonnable) à prendre des décisions financières préjudiciables (cf. Darbellay/Caballero Cuevas, The Materiality of Sustainability Information under Capital Markets Law, in : RSDA 2023, p. 44–59). La réponse à cette question dépend dès lors du cas d’espèce. Différents éléments entrent en ligne de compte comme le type d’information, le domaine d’activité de la société, ou encore l’influence que pourrait avoir l’information sur d’autres renseignements relatifs à la société. Cet examen doit se faire au cas par cas.
Selon nous, le droit suisse permet d’ores et déjà d’appréhender les cas de AI washing dans le cadre d’une levée de fonds. Cependant, il existe des obstacles majeurs quant à l’indemnisation du dommage. On peut notamment penser à la condition du lien de causalité (cf. Hirsch, Et le prospectus causa un dommage : notre analyse critique d’une situation ambigüe, in : La RC en arrêts et une nouveauté législative de taille, Berne 2022) ou encore au calcul du dommage (cf. Thévenoz/Hirsch, Le dommage d’investissement et sa preuve, in : RSDA 2023, p. 166–181). Ces obstacles ne sont pas spécifiques aux cas de AI washing, mais existent pour toute action civile consécutive à un dommage d’investissement.
Proposition de citation : Yannick Caballero Cuevas, Quand des buzzwords conduisent à une fraude à l’investissement, 8 août 2024 in www.swissprivacy.law/311
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