L’intérêt légitime au sens de l’art. 6 par. 1 let. f RGPD : un examen en trois étapes
Introduction
La Koninklijke Nederlandse Lawn Tennisbond (Association royale de tennis des Pays-Bas, « KNLTB ») est l’association faîtière de tennis aux Pays-Bas. Les associations de tennis affiliées à la KNLTB et leurs adhérents en sont membres.
Afin de promouvoir le tennis aux Pays-Bas, la KNLTB conclut régulièrement des partenariats commerciaux avec des sponsors. Dans ce contexte, elle communique les données personnelles de ses membres (noms, adresses, etc.) à deux sponsors, une société vendant des produits sportifs et une société de jeux d’argent, lesquels les utilisent à des fins publicitaires.
La KNLTB fonde ces traitements des données sur un intérêt légitime au sens de l’art. 6 par. 1 let. f RGPD. Dans sa conception, les partenariats commerciaux précités permettent à ses membres de bénéficier d’offres promotionnelles et ainsi de réduire le coût de la pratique du tennis. En outre, le fait que la KNLTB contribue au développement de ces offres promotionnelles renforce les liens qu’elle entretient avec ses membres.
Par décision du 20 décembre 2019, l’Autoriteit Persoonsgegevens (autorité de contrôle néerlandaise) constate une violation du principe de la licéité (art. 5 par. 1 let. a cum art. 6 par. 1 let. f RGPD) et inflige à la KNLTB une amende de EUR 525’000.-.
Amené à se prononcer sur un recours de la KNLTB, le rechtbank Amsterdam (tribunal d’Amsterdam) saisit la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) de plusieurs questions préjudicielles relatives à la notion d’ « intérêts légitimes » au sens de l’art. 6 par. 1 let. f RGPD.
Étape préalable : Le choix de la base légale
Le traitement de données personnelles n’est licite que s’il repose sur l’une des six bases légales prévues à l’art. 6 par. 1 RGPD. Le premier fondement prévu par cette disposition est le consentement libre, spécifique, éclairé et univoque de la personne concernée, étant précisé que le consentement doit être donné en lien avec des finalités déterminées (art. 6 par. 1 let. a cum art. 4 ch. 11 RGPD).
Alternativement, le traitement peut reposer sur l’un des fondements de nécessité prévus à l’art. 6 par. 1 let. b à f RGPD. À cet égard, la CJUE précise que ces fondements de nécessité doivent faire l’objet d’une interprétation restrictive, car ils permettent le traitement de données personnelles sans le consentement de la personne concernée.
La preuve du respect du principe de licéité incombe au responsable du traitement (art. 5 par. 2 RGPD). Ce dernier doit d’ailleurs, lors de la collecte des données personnelles, informer les personnes concernées sur les finalités du traitement et sur sa base légale (art. 13 par. 1 let. c RGPD).
En l’espèce, les membres de la KNLTB n’ont pas consenti à la communication, à titre onéreux, de leurs données personnelles aux sponsors précités. Par conséquent, il revient à la KNLTB de démontrer que les traitements reposent sur une autre base légale, en l’occurrence sur des intérêts légitimes au sens de l’art. 6 par. 1 let. f RGPD.
Étape 1 : L’identification d’un intérêt légitime
L’art. 6 par. 1 let. f RGPD dispose que le traitement de données personnelles est licite s’il est :
« nécessaire aux fins des intérêts légitimes poursuivis par le responsable du traitement ou par un tiers, à moins que ne prévalent les intérêts ou les libertés et droits fondamentaux de la personne concernée qui exigent une protection des données à caractère personnel, notamment lorsque la personne concernée est un enfant. »
Premièrement, l’application de l’art. 6 par. 1 let. f RGPD suppose l’existence d’un intérêt légitime. Cette disposition est susceptible de couvrir une grande variété d’intérêts, qu’ils soient prévus par la loi ou non (cf. consid. 47 du RGPD). Cela étant, le responsable de traitement ne peut pas se fonder sur cette disposition pour procéder à n’importe quel traitement ou pour contourner la loi.
Selon le projet de lignes directrices relatives aux traitements fondés sur l’art. 6 par. 1 let. f RGPD (le « Projet de Lignes directrices »), mis en consultation par le Comité européen de la protection des données (CEPD) jusqu’au 20 novembre 2024, trois conditions doivent être cumulativement réunies pour qu’un intérêt soit légitime (cf. Projet de Lignes Directrices, N 17) :
- L’intérêt doit être conforme au droit ;
- L’intérêt doit être déterminé de façon claire et précise ; et
- L’intérêt doit être actuel et pratique (et non hypothétique).
Il peut s’agir tant de l’intérêt légitime du responsable du traitement que de celui d’un tiers. En revanche, l’art. 6 par. 1 let. f RGPD ne s’applique pas aux traitements effectués par les autorités publiques dans l’exécution de leurs missions. En effet, il revient aux législateurs nationaux de prévoir les bases légales pour le traitement de données personnelles par les autorités publiques (cf. consid. 47 RGPD).
En l’espèce, la CJUE retient que les intérêts commerciaux du responsable du traitement peuvent, dans l’absolu, constituer des intérêts légitimes au sens de l’art. 6 par. 1 let. f RGPD. Il revient toutefois au rechtbank Amsterdam d’apprécier l’existence d’un tel intérêt dans l’affaire qui l’occupe.
Étape 2 : La nécessité aux fins de l’intérêt légitime
Deuxièmement, le traitement de données personnelles doit être nécessaire pour atteindre les intérêts légitimes poursuivis. Pour fonder son traitement sur l’art. 6 par. 1 let. f RGPD, le responsable du traitement doit donc vérifier si l’intérêt légitime poursuivi – en l’occurrence, son intérêt commercial– peut être atteint par des moyens moins attentatoires aux libertés et droits fondamentaux des personnes concernées, notamment aux droits au respect de la vie privée (art. 7 CDFUE) et à la protection des données à caractère personnel (art. 8 CDFUE).
À cet égard, le principe de la minimisation des données (art. 5 par. 1 let. c RGPD) revêt une importance particulière. Ce principe impose que les données traitées soient adéquates, pertinentes et limitées à ce qui est nécessaire pour atteindre les finalités poursuivies.
Dans son arrêt, la CJUE esquisse une alternative moins attentatoire pour les personnes concernées. En effet, celles-ci auraient eu un meilleur contrôle sur leurs données personnelles si la KNLTB avait recueilli leur consentement. Ainsi, l’activité de traitement aurait été limitée aux personnes ayant consenti aux traitements à des fins promotionnelles (cf. art. 5 par. 1 let. c RGPD). Il revient toutefois à la juridiction de renvoi de trancher.
Étape 3 : La pondération des intérêts en présence
Enfin troisièmement, l’art. 6 par. 1 let. f RGPD impose une pondération des intérêts entre d’une part les intérêts poursuivis, et d’autre part les intérêts, les droits et les libertés fondamentaux des membres d’associations de tennis. Cette pondération vise à éviter tout impact disproportionné pour la personne concernée.
Selon le Projet de Lignes Directrices du CEPD (cf. N 32), la pondération des intérêts en présence suppose que le responsable du traitement ait préalablement identifié et décrit les éléments suivants :
- Les intérêts (financiers, sociaux, personnels, etc.) ainsi que les libertés et les droits fondamentaux (droit à la liberté d’expression et d’information, droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, etc.) des personnes concernées ;
- L’impact du traitement de données sur la personne concernée, en tenant compte du type de données (en particulier, les données sensibles au sens de l’9 par. 1 RGPD), le contexte du traitement, le nombre des données traitées, la combinaison avec d’autres sets de données, la publicité des données, etc.) et de ses autres conséquences (le risque de discrimination, le risque de chilling effect, etc.) ;
- Les attentes raisonnables des personnes concernées compte tenu des circonstances, en particulier de leur relation avec le responsable du traitement (cf. 47 du RGPD). Il sied ici de noter que le Projet de Lignes Directrices (cf. N 52) invite à distinguer entre les attentes raisonnables et la pratique dans un secteur déterminé, en ce sens que le seul fait que certains traitements soient communs ne signifie pas nécessairement que les personnes concernées doivent raisonnablement s’y attendre ; et
- La pondération des intérêts en présence, étant entendu que ce n’est que si les intérêts du responsable du traitement respectivement des tiers prévalent que le traitement repose valablement sur l’6 par. 1 let. f RGPD.
En l’espèce, la CJUE invite le rechtbank Amsterdam à mettre en balance le droit des membres d’associations de tennis à la vie privée (art. 8 CDFUE, art. 16 TFUE) avec l’intérêt commercial de la KNLTB. Ce faisant, il doit examiner si les personnes concernées peuvent s’attendre à de tels traitements au moment de leur adhésion à la KNLTB. En outre, elle doit tenir compte du fait que les données sont communiquées à une société fournissant des jeux de hasard et des jeux de casino, ce qui est susceptible de les exposer aux risques liés à la ludopathie.
Une appréciation
Cet arrêt est d’importance pour les responsables du traitement qui traitent des données personnelles en se prévalant d’intérêts commerciaux. En effet, la CJUE y confirme expressément que les intérêts purement commerciaux sont susceptibles de constituer des intérêts légitimes au sens de l’art. 6 par. 1 let. f RGPD (cf. étape 1 supra). Elle désapprouve ainsi la conception étriquée retenue jusqu’alors par certaines autorités de contrôle.
Compte tenu des indications données par la CJUE au rechtbank Amsterdam, il est toutefois peu probable que la KNLTB passe les étapes 2 et 3 avec succès. Les traitements de la KNLTB devront donc reposer sur le consentement au sens de l’art. 6 par. 1 let. a cum art. 4 ch. 11 RGPD. La KNLTB devra non seulement s’atteler à recueillir le consentement des personnes concernées, mais également se préparer à gérer les conséquences d’éventuels retraits de consentement, lesquels peuvent intervenir en tout temps (art. 7 par. 3 RGPD).
Au-delà des considérations du cas d’espèce, cet arrêt ainsi que le Projet de Lignes Directrices démontrent que le responsable du traitement ne peut fonder son traitement sur un intérêt légitime au sens de l’art. 6 par. 1 let. f RGPD sans avoir procédé à un examen minutieux en trois étapes dont le résultat dépend des circonstances du cas d’espèce. Ces sources constituent néanmoins de précieux outils pour accompagner le praticien dans cet exercice.
Elles peuvent également s’avérer utiles pour l’analyse de la licéité de traitements fondés sur le droit suisse. En effet, en vertu de l’art. 31 al. 1 LPD, une atteinte à la personnalité induite par un traitement de données personnelles est illicite à moins d’être justifiée, en autres, par un intérêt privé ou public prépondérant. Le législateur a certes facilité l’exercice en énumérant des exemples de situations dans lesquelles l’intérêt du responsable du traitement est présumé prévaloir (art. 31 al. 2 LPD), mais il n’en demeure pas moins que le responsable du traitement devra également identifier l’intérêt poursuivi, s’assurer de la nécessité du traitement (cf. art. 6 al. 2 cum art. 7 al. 3 LPD) puis procéder à une pesée des intérêts en présence.
Proposition de citation : Nathan Philémon Matantu, L’intérêt légitime au sens de l’art. 6 par. 1 let. f RGPD : un examen en trois étapes, 5 février 2025 in www.swissprivacy.law/336
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