L’accès aux dossiers d’une enquête pénale : entre transparence et confidentialité

Arrêt du Tribunal fédéral du 25 octobre 2024, 1C_82/2024
Arrêt en question
A. AG a fait l’objet d’un premier jugement pour avoir laissé se déverser une mousse contenant une substance interdite dans la rivière Goldach et le lac de Constance. À la suite de cet incident, l’Office d’enquête (Untersuchungsamt) de Saint-Gall a infligé à la recourante une amende administrative par ordonnance pénale rendue le 21 février 2022.
Une société tierce, B. AG, qui a au préalable obtenu l’accès à cette ordonnance pénale, demande à consulter l’ensemble du dossier pénal. L’Office d’enquête de Saint-Gall lui refuse l’accès au dossier en question par décision du 5 mai 2022.
Le tribunal de deuxième instance du canton de Saint-Gall, par décision du 18 août 2022, a admis le recours de B. AG contre cette décision et ordonné la remise du dossier pénal.
La décision fait l’objet d’un recours au Tribunal fédéral, dans lequel A.AG fait une demande de contrôle préalable pour vérifier l’anonymisation du dossier avant transmission à B.AG en invoquant le droit d’être entendu. Le TF tranche ainsi d’abord la question de savoir si le dossier pénal cantonal doit lui être communiqué sous forme anonymisée avant d’être transmis à l’intimée pour consultation et prise de position. Il considère que la remise du dossier pénal anonymisé pour consultation préalable et prise de position se limiterait plutôt à vérifier la mise en œuvre correcte des prescriptions du tribunal de deuxième instance en matière d’anonymisation, ce qui ne relève de toute façon pas du champ d’application du droit d’être entendu. Par ailleurs, le droit d’être entendu de la recourante a été reconnu dès le début de la procédure de recours.
Après examen de l’affaire, le Tribunal fédéral donne raison à la recourante dans la mesure où la remise de données personnelles issues de procédures closes devant des autorités cantonales est régie par les dispositions de la loi sur la protection des données du canton de Saint-Gall du 20 janvier 2009 (DSG/SG ; sGS 142.1). En revanche, il rejette sa demande, en considérant que les exigences d’anonymisation fixées par l’autorité précédente sont suffisantes.
La recourante ne démontre pas non plus de quelle manière le droit cantonal de la protection des données imposerait une anonymisation plus poussée en l’espèce. Ladite autorité précédente a exigé de rendre anonymes tous les dossiers qui permettent de tirer des conclusions sur l’identité des personnes concernées, ce qui, selon notre Haute Cour, est du moins conforme au droit fédéral.
Enfin, les juges de Mon-Repos confirment que les informations permettant d’identifier les employés et autres individus concernés doivent être supprimées. Ces derniers rejettent en revanche la demande de la recourante visant à anonymiser les informations relatives à l’entreprise elle-même car l’accès au dossier pénal la concernant est spécifiquement demandé. Il juge à cet effet que ces informations sont déjà connues et qu’il n’est donc d’aucune utilité de les anonymiser. En conséquence, la plainte d’A.AG est rejetée.
Aspects positifs de la décision
Cet arrêt illustre la tension entre, d’une part la transparence de l’activité étatique et, d’autre part, la protection de la sphère privée ainsi que le droit à l’autodétermination informationnelle.
Premièrement, le Tribunal fédéral reconnaît l’intérêt légitime de l’intimée d’accéder aux dossiers de l’enquête pénale. Il souligne par ce biais l’importance de la transparence dans une affaire environnementale, laquelle entraîne des conséquences potentiellement importantes.
En ce sens, la décision favorise la publicité des documents judiciaires et la possibilité pour des tiers d’examiner les actions d’une entreprise ayant eu un impact écologique.
Deuxièmement, en exigeant l’anonymisation des données personnelles des individus concernés, le Tribunal fédéral applique une approche équilibrée entre le droit à l’information et la protection de la vie privée.
Il rappelle ainsi que la divulgation de documents judiciaires ne doit pas se faire au détriment des droits fondamentaux des personnes physiques impliquées.
Finalement, la décision précise que l’anonymisation ne doit pas simplement se limiter aux noms et coordonnées, mais aussi aux éléments contextuels permettant d’identifier indirectement des individus (l’exercice de caviardage et son étendue, résumés in https://swissprivacy.law/331/). Cette approche rigoureuse garantit un respect accru des normes de protection des données.
Critiques et limites de la décision
Une première critique concerne le refus du Tribunal fédéral d’anonymiser le nom, l’adresse et le numéro de téléphone des personnes physiques mentionnées dans le dossier pénal. Il considère que ces informations sont déjà connues et que leur suppression n’est par conséquent d’aucune utilité. Toutefois, la divulgation du nom des personnes physiques au sein de l’entreprise pourrait entraîner des conséquences économiques et réputationnelles pour lesdites personnes concernées, alors même que l’affaire est close.
Cela soulève la question du principe de publicité des décisions et de son éventuelle primauté sur la protection des entités privées dans ce type de contentieux.
Un second point porte sur le rejet (trop ?) strict du Tribunal fédéral de la demande de contrôle préalable, afin de permettre à la recourante d’exercer son droit d’être entendu, en vérifiant si l’anonymisation était suffisante. Le Tribunal fédéral rejette cette demande au motif que le droit d’être entendu ne s’étend pas à un tel contrôle.
Cette décision peut sembler rigide, car elle prive l’entreprise concernée d’une possibilité de s’assurer que des informations confidentielles ne seront pas accidentellement divulguées. Dans des affaires sensibles, une telle vérification aurait pu être un moyen raisonnable d’éviter d’éventuels contentieux futurs liés à une anonymisation imparfaite.
Un dernier élément concerne l’application contestable des normes d’anonymisation (concernant la question de l’identifiabilité et de la distinction entre l’approche « absolue versus relative », résumée in https://swissprivacy.law/202/). La décision mentionne que l’anonymisation doit être faite selon des critères inspirés de ceux appliqués aux jugements judiciaires. Or, la recourante souhaitait une application des normes de protection des données (plus strictes) plutôt que celles utilisées pour la publication des jugements.
Cette distinction est pertinente, car, dans les décisions judiciaires, une certaine publicité est souhaitée dans un but de transparence judiciaire. En revanche, lorsqu’il s’agit de documents issus d’un dossier d’instruction pénale, la logique pourrait être différente, avec une protection accrue des données contenues dans ces documents.
En conséquence, le Tribunal fédéral aurait pu mieux justifier son choix d’appliquer des critères plus souples que ceux prévus par le droit à la protection des données.
Conclusion
Dans l’ensemble, la décision du Tribunal fédéral cherche à trouver un équilibre entre le droit d’accès à l’information et la protection des données personnelles. Elle garantit que les individus mentionnés dans les dossiers pénaux ne puissent pas être identifiés, tout en permettant à l’intimée d’accéder aux documents pertinents.
Cependant, la position adoptée sur l’anonymisation de l’entreprise et le refus d’un contrôle préalable des documents anonymisés reste discutable. Une approche plus nuancée aurait pu être envisagée pour mieux concilier les intérêts en jeu, notamment en matière de protection des données et de prévention des dommages réputationnels occasionnés aux personnes physiques travaillant pour la recourante.
Proposition de citation : Lisa Dubath, L’accès aux dossiers d’une enquête pénale : entre transparence et confidentialité, 10 juin 2025 in www.swissprivacy.law/358

