Gateway Basel Nord – navigation en eaux troubles

En faits
Trois sociétés (CFF Cargo SA, Contargo SA, HUPAC SA) projettent de réaliser et d’exploiter ensemble un terminal trimodal (ferroviaire, routier et maritime) à Bâle Nord et d’acquérir l’entreprise Gateway Basel Nord SA (GBN) en contrôle conjoint.
Le 13.06.2019, la COMCO annonce ne pas s’opposer à la concentration, estimant que le grand terminal GBN pourrait certes supprimer partiellement la concurrence, mais qu’il améliorer les conditions de concurrence dans le fret ferroviaire.
Le 18.09.2019, D._______ forme une demande d’accès à des documents officiels auprès de la COMCO au titre de la LTrans. Elle étend sa demande le 04.11.2019 à d’autres documents.
Le 02.12.2019, la COMCO statue et accorde un accès limité à une série d’actes et à sa prise de position relative au projet, avec caviardage de passages et anonymisation, en raison de la protection des données personnelles s’y trouvant et des secrets d’affaires des entreprises (y compris l’occultation du nom de l’auteur d’une expertise sur les gains d’efficacité relatifs au projet du 15.03.2019, déposé par les entreprises).
Les passages masqués couvrent notamment :
- la quantification d’économies de coûts/temps attendues grâce au terminal des tableaux de coûts unitaires et chaînes de transport types
- le concept de gestion des conteneurs vides
- des méthodes de calcul et sources
La requérante, contestant l’ampleur des caviardages, saisit le PFPDT d’une demande de médiation le 23.12.2019.
Avant que la première médiation ne soit exécutée la COMCO donne accès à l’expertise sur les gains d’efficacité et à des explications y relatives, toujours avec anonymisation et restrictions pour secrets d’affaires. La requérante dépose aussitôt (27.01.2020) une nouvelle demande de médiation auprès du PFPDT pour ces documents.
Suite à la médiation du 04.02.2020 le PFPDT recommande à la COMCO d’accorder un accès complet aux documents conformément à la LTrans, retenant que les secrets d’affaires allégués n’ont pas été démontrés avec la motivation exigée par la jurisprudence (sous réserve de l’anonymisation des données personnelles déjà acceptée par la requérante).
Constatant l’absence de décision finale conforme à la recommandation, les requérantes saisissent le TAF d’un recours pour déni de justice. Par arrêt du 07.12.2020 (arrêt A‑3215/2020 du 7 décembre 2020), le TAF admet le recours et enjoint la COMCO soit d’accorder immédiatement l’accès complet (sous réserve des données personnelles anonymisées qui ne sont plus litigieuses), soit, à défaut, de limiter le droit d’accès par une décision attaquable.
En exécution de l’arrêt du TAF, la COMCO rend le 12.01.2021 une décision, en vertu de laquelle elle accorde l’accès à plusieurs actes, à sa prise de position du 27.05.2019, à l’expertise sur les gains d’efficacité et à ses explications (17.04.2019), mais maintient des caviardages dans tous les documents pour secrets d’affaires, y compris le nom de l’auteur de l’expertise.
Le 15.02.2021, D._______, désormais avec B._______ et C._______, recourt au TAF, demandant l’annulation de la décision de la COMCO du 12.01.2021 et l’accès complet aux documents, conformément à la recommandation du PFPDT.
Le 29.06.2023 (arrêt A‑722/2021 du 29 juin 2023), le TAF rejette pour l’essentiel la demande d’accès intégral, confirme que les quantifications et décompositions de coûts/efficiences relèvent bien de secrets d’affaires mais impose plusieurs divulgations ponctuelles :
- Divulguer l’identité (nom) et le logo du rédacteur de l’expertise sur le gain d’efficacité dans tous les documents où il apparaît ; divulguer aussi le nom du rédacteur du rapport, car l’intérêt public à la connaissance de l’identité des auteurs prévaut sur l’intérêt privé à la protection des données personnelles, au regard du besoin d’évaluer la qualité de l’expertise ainsi que l’indépendance des experts.
- Communiquer en outre les informations qui concernent les recourantes (et non les secrets d’affaires de tiers).
En revanche, le TAF confirme la non-divulgation de l’essentiel des chiffres (quantifications d’économies, estimations par années/branches, etc.) car ces derniers permettent de déduire les calculs de prix et la stratégie relative à la gestion du projet, données qui représenteraient des secrets d’affaires juridiquement pertinents au sens de la LTrans (art. 7 al. 1 let. g).
Par recours en matière de droit public du 5 septembre 2023, D._______, B._______, et C._______ ont saisi le Tribunal fédéral et demandent l’annulation de l’arrêt du Tribunal administratif fédéral du 29 juin 2023.
En droit
Les recourantes invoquent une mauvaise application de l’art. 7 al.1 let. g LTrans, ainsi que la violation de leur droit d’être entendues (art. 29 al.2 Cst.).
L’art. 7 al.1 let. g LTrans prévoit que l’accès aux documents official peut être limité, différé ou refusé lorsqu’il peut notamment révéler des secrets d’affaires.
La notion de secrets d’affaires n’est pas définie par la loi. Selon la jurisprudence du Tribunal Fédéral, sont considérés comme secrets tous faits qui ne sont ni évidents ni généralement accessibles, que le détenteur du secret veut effectivement garder secret et à propos desquels il a un intérêt légitime à la confidentialité. L’objet du secret doit alors concerner des informations pertinentes pour l’activité économique, telles que des informations relatives aux sources d’approvisionnement, à la fixation des prix, aux stratégies commerciales, ainsi qu’aux listes de clientèle. L’élément décisif de la qualification d’un secret d’affaires réside dans la question de savoir si la révélation des informations visées peut avoir un impact sur le résultat commercial ou sur la compétitivité de l’entreprise.
En l’espèce, les recourantes contestent que les informations caviardées par la COMCO ne soient pas généralement accessibles, mais n’apportent pas d’indice propre à prouver le contraire. Au regard du manque de motivation des recourantes, le Tribunal fédéral rejoint la position du Tribunal administratif fédéral et nie le caractère public des informations.
L’existence d’un intérêt subjectif à la confidentialité de la part des intimés n’étant pas contesté par les recourantes, seule la question de l’intérêt objectif à la confidentialité reste alors litigieuse.
Les recourantes soutiennent à ce sujet que l’art. 7 al. 1 let. g LTrans vise à prévenir des distorsions de concurrence. Or, de leur point de vue, le projet de concentration aboutirait précisément à supprimer toute concurrence dans le domaine du fret à Bâle nord. Dans ces circonstances, les intimées ne seraient pas habilitées à se prévaloir de la protection prévue à l’art. 7 al. 1 let. g Ltrans.
Le Tribunal Fédéral rejette cet argument. S’il admet que la concurrence effective pourrait être supprimée, il rappelle le caractère hypothétique de cette suppression, au vu du fait que les intimées ne détiennent pour l’heure pas de position dominante. De plus, il relève qu’une entreprise détenant une position dominante peut aussi avoir des secrets d’affaires, car sa position sur le marché n’est pas immuable (nouveaux acteurs, avancées technologiques etc.) et qu’elle garde un intérêt à protéger les informations dont la publication influerait sur ses résultats commerciaux. En ce sens, une entreprise en position dominante peut se prévaloir de la protection de ses secrets d’affaires.
Dans la suite de son raisonnement, le Tribunal fédéral procède à une analyse concrète des passages caviardés et confirme la qualification de secrets d’affaires retenue par l’instance précédente. Il rappelle que la divulgation de données, telles que les calculs de prix ou les projections de réductions de coûts, peut avoir des effets négatifs sur le résultat commercial et la compétitivité des entreprises concernées, dans la mesure où les concurrents pourraient adapter leurs propres stratégies ou exploiter ces informations à leur profit.
Le Tribunal souligne que l’absence de projet concurrent actuellement envisagé par les recourantes ne remet pas en cause la protection de ces informations, dès lors qu’elles présentent une valeur économique objective et que la menace concurrentielle n’a pas besoin d’être immédiate pour justifier une protection. En ce sens, les quantifications contenues notamment dans les actes et dans l’expertise sur les gains d’efficacité constituent des informations stratégiques dont la protection se justifie pleinement. Le Tribunal précise encore que la circonstance selon laquelle l’expertise aurait été commandée par le projet GBN ne suffit pas à écarter cette qualification, et qu’il appartient aux recourantes d’apporter des arguments pertinents, ce qu’elles n’ont pas fait.
Le Tribunal fédéral confirme également l’exhaustivité de la liste de l’art. 7 al.1 LTrans, ainsi que déjà relevé dans sa jurisprudence (ATF 144 II 77, consid. 3 ; ATF 142 II 340, consid. 3.2). Les motifs d’exclusion y sont en effet énumérés de manière exhaustive et doivent être appliqués tels quels, sans mise en balance casuistique avec l’intérêt à la transparence. Il rappelle que le législateur a lui-même procédé à la pesée des intérêts lors de l’adoption de la loi, en considérant que, dans les hypothèses visées, l’intérêt à la confidentialité prime sur celui de la divulgation. Le seul correctif réside dans le principe de proportionnalité, qui impose de privilégier, lorsque cela est possible, une restriction partielle (p. ex. anonymisation, caviardage de données sensibles, report temporel) plutôt qu’un refus pur et simple. Cette approche consacre le caractère limitatif et « absolu » des motifs d’exclusion de l’art. 7 LTrans, en réduisant la marge d’appréciation des autorités à un contrôle strictement formel et sous l’angle du principe de proportionnalité. Il confirme ainsi, au vu de ce qui précède, que la COMCO et le Tribunal administratif fédéral ont correctement appliqué la notion de secret d’affaires en considérant ces éléments comme devant rester confidentiels.
Le Tribunal fédéral rejette également le grief de violation du droit d’être entendu (29 al. 2 Cst.). Les recourantes soutenaient que la motivation de l’arrêt attaqué était insuffisante en raison de la complexité de l’affaire et de l’importance de l’enjeu, notamment parce que l’accès partiellement refusé aux documents les priverait de la possibilité de vérifier les gains d’efficience invoqués par le projet GBN. Le Tribunal fédéral rappelle toutefois qu’en présence de secrets d’affaires, les exigences en matière de motivation sont nécessairement réduites : la motivation peut être brève afin d’éviter toute divulgation de données confidentielles (ATF 141 I 201, c. 4.5.2). Dans le cas d’espèce, la COMCO a décrit, pour chaque passage caviardé, son contenu, sa nature et les raisons de sa qualification de secret d’affaires, ce qui a permis aux recourantes de comprendre la logique du raisonnement et de contester la décision de manière adéquate.
Le Tribunal fédéral relève encore que la COMCO avait examiné en détail les informations en cause et qu’une pondération des intérêts n’était pas nécessaire une fois la qualification de secret d’affaires établie, la liste de l’art. 7 al.1 LTrans établissant de manière exhaustive les informations devant être protégées comme tel sans nécessité de mise en balance des intérêts en jeu. Par conséquent, ni la COMCO ni le Tribunal administratif fédéral n’ont violé le droit d’être entendu des recourantes.
Au regard de ce qui précède, le Tribunal fédéral rejette le recours.
Appréciation
Cet arrêt illustre la tension structurelle entre transparence administrative et protection des secrets d’affaires. Le Tribunal fédéral confirme, d’une part, une conception claire et cohérente de la notion de secret d’affaires, en garantissant aux entreprises la protection de données stratégiques dont la divulgation pourrait fausser la concurrence. Cette protection contribue à la sécurité juridique et à la prévisibilité pour les acteurs économiques. En revanche, la décision témoigne aussi d’une conception restrictive du droit d’accès garanti par la LTrans, dans la mesure où l’absence de mise en balance concrète des intérêts limite la portée de la transparence et peut donner l’impression d’un privilège accordé aux entreprises impliquées dans de grands projets d’infrastructure. L’arrêt met ainsi en lumière l’enjeu délicat d’un équilibre entre l’intérêt public à la transparence et la nécessité de préserver la compétitivité des entreprises, équilibre qui penche ici nettement en faveur de la confidentialité.
Cette orientation découle toutefois du cadre légal lui-même : l’art. 7 LTrans prévoit des motifs d’exclusion conçus comme absolus, ce qui ne laisse guère de place à une mise en balance casuistique par le juge. La limite tient donc moins à la jurisprudence qu’à la structure de la loi, qui pourrait, le cas échéant, être repensée pour intégrer un mécanisme plus souple de pondération des intérêts.
Proposition de citation : Samia Moura, Gateway Basel Nord – navigation en eaux troubles, 15 septembre 2025 in www.swissprivacy.law/371

