Lusha : l’extension de navigateur facilitant l’extension d’un business
Délibération SAN-2022–024 du 20 décembre 2022
Affaire Lusha
La formation restreinte de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) s’est penchée sur diverses questions relatives à un service destiné à la prospection commerciale rendu possible via une extension de navigateur. Dans les faits, il s’agit de la société Lusha Systems Inc (la société) une entreprise de droit états-unien, faisant partie d’un groupe de société appartenant à la société mère YT DEV LTD, une entité israélienne qui détient ces filiales à 100%.
La société commercialise un service sous la forme d’une extension pour navigateurs web sous le nom de « Lusha », disponible sur Chrome et Chromium. L’extension est destinée à obtenir les coordonnées professionnelles des personnes dont les utilisateurs visitent le profil sur LinkedIn ou Salesforce (adresses électroniques et numéros de téléphone). Afin de pouvoir fournir de telles informations, la société a constitué une base de données grâce aux données de contacts stockées par les utilisateurs des applications « Simpler », « Mailbook » et « Cleaner Pro ». Il est fondamental de noter à ce stade que ces applications ont été développées par des filiales de la société YT DEV LTD.
Suite à divers signalements, la formation restreinte de la CNIL a effectué deux contrôles en ligne concernant le site « lusha.co » et l’extension « Lusha ». La formation restreinte de la CNIL conclut à la non-application du RGPD pour le service précité. Il ressort de cette affaire plusieurs points devant être mis en exergue.
Responsabilité de traitement
En premier lieu, la détermination du responsable de traitement est en pratique un élément décisif pour les sociétés, spécialement dans le contexte d’un groupe d’entreprises. Il leur est fortement conseillé de déterminer, avant tout traitement de données personnelles, le rôle de chaque acteur impliqué dans le traitement. Dans la situation où plusieurs entités agissent au sein d’un même groupe et pour des finalités identiques, cette analyse est particulièrement essentielle pour réduire les risques qui pourraient se matérialiser.
Dans le cas Lusha, la formation restreinte de la CNIL considère que la responsabilité du traitement doit être attribuée à la société mère, à savoir YT DEV LTD. Le raisonnement derrière cette conclusion est que les filiales sont à 100% détenues par YT DEV LTD et qu’elles n’ont aucun employé à leur charge. Toutes les décisions relatives aux finalités et aux moyens d’un traitement, c’est-à-dire les objectifs et la façon de les réaliser, sont par conséquent prises par la société mère.
Pour la formation restreinte de la CNIL, une société mère ne peut pas compartimenter les différents traitements au sein de ses filiales pour échapper à son rôle et ses obligations de responsable de traitement. La formation restreinte de la CNIL, en tant qu’autorité de protection des données, adopte ainsi une approche globale du traitement et non une vision « micro », qui impliquerait une fragmentation des différents traitements.
Application du RGPD
En second lieu, la formation restreinte de la CNIL aborde la question de l’applicabilité du RGPD, de telle manière à déterminer si les dispositions du RGPD, incluant évidemment les sanctions, sont applicables au cas d’espèce. Initialement, s’agissant du champ d’application territorial de l’art. 3 RGPD, il est admis que la société ne dispose d’aucun établissement dans l’Union européenne.
À l’égard du champ d’application extraterritorial, l’art. 3 par. 2 RGPD dispose que le RGPD peut également s’appliquer au traitement de données relatives à des personnes se trouvant sur le territoire de l’Union européenne par un responsable du traitement qui n’est pas établi dans l’Union européenne, lorsque les activités de traitement sont liées :
- à l’offre de biens ou de services à ces personnes dans l’Union européenne, qu’un paiement soit exigé ou non desdites personnes (let. a) ; ou
- au suivi du comportement de ces personnes, dans la mesure où il s’agit d’un comportement qui a lieu au sein de l’Union européenne (let. b).
Le modèle de Lusha implique que les personnes concernées, dont les données personnelles sont stockées dans la base de données Lusha, ne sont pas les personnes qui s’abonnent au service, mais des tiers qui ne sont pas nécessairement conscients du traitement de données effectués sur leur compte. L’hypothèse de l’art. 3 par. 2 let. a RGPD ne peut donc pas être appliquée.
Concernant la seconde hypothèse, la formation restreinte se réfère aux Lignes directrices 3/2018 relatives au champ d’application territorial du RGPD (article 3) du 12 novembre 2019 afin de définir le « suivi du comportement ». Conformément à ces Lignes directrices, le Comité européen de la protection des données (European Data Protection Board, EDPD) indique que « L’utilisation du terme ‘suivi’ implique que le responsable du traitement poursuit un objectif spécifique en vue de la collecte et de la réutilisation ultérieure des données pertinentes relatives au comportement d’une personne au sein de l’Union. Le comité n’estime pas que la collecte ou l’analyse en ligne de données à caractère personnel relatives à des personnes dans l’Union serait automatiquement considérée comme un ‘suivi’ ». En particulier, l’EDPB souligne qu’il est « nécessaire de tenir compte de la finalité du traitement des données par le responsable du traitement et, en particulier, de toute analyse comportementale ou technique de profilage ultérieure impliquant ces données. »
Suite à cette analyse, la formation restreinte de la CNIL conclut que malgré un traitement de données effectif, une base de données composée d’informations de contacts professionnels ne fait pas l’objet d’un suivi de comportement par la société au sens de l’art. 3 par. 2 let. b RGPD. Au vu de ce qui précède, la formation restreinte de la CNIL se voit dans l’obligation de prononcer un non-lieu, au motif de la non-applicabilité du RGPD.
Le choix de la formation restreinte de la CNIL d’analyser en premier lieu la responsabilité du traitement sans s’assurer en amont de l’application du RGPD est surprenant. Ce choix, aussi étrange qu’il puisse paraître, permet cependant de comprendre de manière un peu plus précise la vision de la CNIL sur la responsabilité de traitement au sein d’un groupe d’entreprise. Cette analyse est particulièrement bienvenue dans la mesure où, en pratique, il n’est pas toujours évident de déterminer le rôle de chaque acteur du traitement.
Mais alors, que doivent retenir les utilisateurs de Lusha ?
La décision apporte certaines informations relatives à la responsabilité intragroupe ainsi que sur la définition du « suivi du comportement » des personnes concernées. Néanmoins, qu’en est-il du rôle des utilisateurs du service Lusha ?
Dans le cas d’espèce, les données sont indirectement collectées par la société à travers trois applications : « Simpler », « Mailbook » et « Cleaner Pro ». Elles sont ensuite traitées à des fins de prospection commerciale par des tiers, c’est-à-dire les utilisateurs de l’extension. Ces derniers deviennent des responsables du traitement pour la finalité de prospection commerciale. Les données n’aillant pas été collectées directement auprès des personnes concernées, mais mises à disposition par le biais de la société Lusha (qui joue le rôle d’intermédiaire), l’art. 14 RGPD pourrait trouver application (s’agissant de responsables de traitement soumis au RGPD). Les utilisateurs de l’application devront donc apporter aux personnes concernées les informations imposées par le RGPD dans un délai raisonnable dès la collecte ou dès la première prise de contact et notamment, offrir aux personnes concernées la possibilité d’exercer leurs droits.
De manière générale, il convient de garder à l’esprit que les données personnelles librement accessibles sur le web peuvent être soumises au champ d’application du RGPD, même pour un traitement ultérieur par un tiers. Il est donc fondamental pour les entreprises utilisant l’extension Lusha (ou d’autres services similaires) de former et sensibiliser leurs collaborateurs et collaboratrices aux obligations relatives à la prospection commerciale notamment sous l’angle de leur droit national et du RGPD. Ceci peut notamment se traduire par un lien dans les emails de prospection commercial permettant l’opt-out et apportant les informations utiles au traitement de données personnelles qui est fait par exemple.
Proposition de citation : Estella Loureiro, Lusha : l’extension de navigateur facilitant l’extension d’un business, 20 avril 2023 in www.swissprivacy.law/221
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