Adresse e‑mail professionnelle et licenciement : ne pas traîner pour couper le cordon
Chambre Contentieuse de l’Autorité de protection des données (Décision 97/2024 du 16 juillet 2024)
L’autorité de protection des données belge a dû se prononcer sur la conservation, respectivement l’absence d’effacement, d’une adresse e‑mail professionnelle nominative d’un employé (le plaignant) suite à son licenciement.
En octobre 2020, cette entreprise (la défenderesse), active dans l’immobilier, met fin aux rapports de travail avec l’employé. Les derniers instants de la collaboration sont qualifiés de houleux. Le poste de ce gestionnaire d’immeubles, proche de l’âge de la retraite, n’a pas été remplacé ; ses dossiers étant repris progressivement par des collègues d’une société sœur.
Le 11 novembre 2020, le plaignant a adressé un courrier recommandé à la défenderesse lui demandant de mettre fin à l’usage de sa boite e‑mail en se basant sur la décision quant au fond 64/2020 du 29 septembre 2020 de la Chambre Contentieuse de l’APD. L’entreprise ne répond pas à cette demande.
À date du 3 décembre 2020, l’entreprise continuait d’envoyer des e‑mails depuis son adresse sans informer du départ de l’employé de la société. Le plaignant dénonce en sus que son nom était toujours présent sur le panneau informatif de nombreuses résidences et documents ce qui nuisait à sa réputation. En effet, de par son licenciement deux mois plus tôt, le plaignant n’était plus à même d’exercer sa fonction.
Le rapport d’enquête du Service d’Inspection (SI) de la Chambre Contentieuse fait état qu’en « date du 23 mars 2021 soit plus de 5 mois après le licenciement du plaignant, l’adresse e‑mail [adresse e‑mail professionnelle de X] de ce dernier était toujours active / contactable. Un message de réponse automatique est associé à cette adresse e‑mail qui mentionne que le plaignant a quitté l’entreprise, que l’adresse e‑mail sera prochainement désactivée et que l’adresse e‑mail à utiliser à l’avenir est l’adresse [adresse e‑mail générique]. ».
L’entreprise conteste et met en avant qu’elle a poursuivi l’utilisation de l’adresse e‑mail après son licenciement en raison de son brusque départ. Elle invoque à cet effet l’intérêt légitime à continuer le traitement de données prévu à l’art. 6 par. 1 let. f RGPD. Ainsi, la défenderesse a pu continuer les relations professionnelles avec les copropriétaires concernés. Le départ étant survenu en pleine pandémie de Covid-19, l’entreprise argue qu’elle n’a eu d’autre choix que de conserver cette adresse afin de garantir la bonne tenue des assemblées générales de copropriétaires, alors suspendues conformément aux dispositions légales alors en vigueur (Loi du 20 décembre 2020 portant des dispositions divers temporaires et structurelles en matière de justice dans le cadre de la propagation du coronavirus Covid-19). La voie de communication électronique était alors plus essentielle encore que les autres modes de communication non électronique, ce qui justifie le maintien de l’adresse e‑mail professionnelle du plaignant.
Quant au respect des principes de finalité, de minimisation et de conservation limitée des données
L’argumentaire de la défenderesse repose ainsi sur deux éléments : le départ abrupt et houleux de l’employé, ce qui a empêché une passation des dossiers et le contexte de pandémie qui a rendu la communication électronique encore plus indispensable, justifiant le maintien de l’adresse e‑mail. La Chambre Contentieuse avait admis, par le passé, un délai de conservation ne devant « idéalement » pas dépasser 1 à 3 mois, n’excluant de ce fait pas la possibilité que ce délai soit plus long au regard des circonstances du cas d’espèce. L’intensification de la correspondance électronique en raison de la pandémie autoriserait, selon l’entreprise, le traitement supérieur à 3 mois de l’adresse e‑mail professionnelle.
C’est à l’aune du principe de finalité que ceux de minimisation, de limitation et de conservation des données peuvent s’analyser. Les données ne doivent être collectées que pour des finalités déterminées, explicites et légitimes et ne doivent pas être traitées ultérieurement de manière incompatible avec cette finalité.
L’adresse e‑mail est une donnée à caractère personnel. Sa finalité est de permettre au plaignant d’envoyer et recevoir des courriers électroniques dans le cadre de ses activités au sein de l’entreprise. Ainsi, le principe de finalité exige du responsable de traitement de bloquer la messagerie électronique au plus tard le jour de leur départ effectif. Ce blocage doit être l’ultime étape, en ayant pris soin, au préalable, d’avoir averti la personne concernée de cette suppression et mis en place un message automatique avertissant tout correspondant ultérieur que la personne n’exerce plus ses fonctions dans l’entreprise. Le délai de tolérance de 1 à 3 mois dépend de la fonction et des responsabilités exercées par la personne concernée. Si celle-ci occupe une fonction d’administrateur ou autre fonction-clé qu’elle est la seule à exercer (comme en l’espèce), alors un délai plus long peut être admis. Cette prolongation dans le traitement de la donnée doit être motivée et se faire avec l’accord de l’employé ou, à minima, après l’en avoir avertie. De plus, une solution de remplacement doit être recherchée sans attendre et bien avant l’échéance ultime de la prolongation.
La Chambre contentieuse souligne le fait que le message automatique mentionnant de renvoyer l’e‑mail à une adresse générique doit être privilégié par rapport au transfert automatique à l’adresse électronique d’un autre employé de l’entreprise. Ceci pour deux raisons : avec un transfert automatique, il n’y a aucune maitrise du courrier entrant mais surtout, le risque que des informations privées potentiellement sensibles puissent être divulguées à l’insu de la personne concernée (qui a quitté l’entreprise) mais aussi de l’émetteur du message n’est pas admissible.
Les requêtes de l’employé auprès de l’entreprise s’étant retrouvées lettres mortes ainsi que l’absence générale de motivation de l’entreprise aux différentes interpellations ont mené la Chambre Contentieuse à estimer que le principe de finalité de l’art. 5 par. 1 let. b RGPD n’a pas été respecté en raison de la durée excessive du maintien de l’adresse électronique du plaignant. Le contexte de pandémie invoqué par la défenderesse ne peut justifier une conservation au-delà de trois mois qui doit être admise uniquement en raison de la qualité de la fonction exercée par la personne concernée. Le climat orageux de la fin des rapports de travail n’empêchait en rien l’entreprise d’établir immédiatement un message automatique renvoyant à une adresse générique le jour du départ de l’employé.
Quid alors de l’intérêt légitime invoqué par l’entreprise à poursuivre le traitement prévu en vertu de l’article 6 par. 1 let. f RGPD ? Il convient d’opérer trois tests : test de finalité, test de nécessité et test de pondération.
Pour le test de finalité, l’intérêt poursuivi par l’entreprise doit être licite, déterminé de façon suffisamment claire, être né et actuel pour que le traitement soit qualifié de légitime. La Chambre estime que l’utilisation de l’adresse e‑mail pendant un bref laps de temps après son départ pour assurer la continuité de ses dossiers et les contacts importants constitue un intérêt légitime.
Pour la nécessité, la CJUE rappelle, dans son arrêt « TK », que cette notion doit être interprétée de façon stricte pour l’entier de l’article 6 par. 1 RGPD (alors anciennement articles 6 et 7 Directive 95/46/CE). Cette nécessité du traitement est étroitement liée à la minimisation des données, en ce sens que les données personnelles doivent être adéquates, pertinentes et non excessives au regard des finalités pour lesquelles elles sont collectées et traitées. Sitôt qu’il existe des alternatives plus réalistes et moins intrusives, alors le traitement envisagé n’est pas « nécessaire ». La Chambre Contentieuse estime que la poursuite du traitement de l’adresse e‑mail du plaignant est nécessaire pour permettre la réception de messages encore adressés à cette adresse afin de traiter les tout derniers développements d’un dossier, pour informer les émetteurs des e‑mails reçus du départ de l’employé et des modalités de communication consécutives à son départ.
Enfin, la pesée des intérêts intervient. Lors de cette analyse, il convient d’évaluer toutes les conséquences que la continuation du traitement a sur le degré d’intrusion dans la sphère privée de la personne concernée. En d’autres termes, il convient d’étudier si le traitement a pour objet des données sensibles ou du profilage, si le traitement restreint ou non les libertés fondamentales mais aussi les impacts concrets sur la situation de la personne concernée notamment si le traitement opère un suivi ou une surveillance des activités ou des déplacements. Dans cette pondération, il faut tenir compte des « attentes raisonnables » de la personne concernée, en particulier lorsque le traitement continue sans son consentement préalable par un acte positif et explicite de sa part. Il s’agit de « ne pas surprendre les personnes dans les modalités de mise en œuvre comme dans les conséquences du traitement ».
La Chambre Contentieuse précise que le délai de prolongation du traitement d’une adresse e‑mail dépend essentiellement du degré de responsabilité exercé par la personne concernée et non du contexte social environnant comme une pandémie. Le scénario normal devant être de supprimer les données le jour du départ de l’employé. Le délai d’un mois est déjà une prolongation et apparait être une balance adéquate entre les différents intérêts. Ainsi, un délai plus long peut être admis mais ne devant dans tous les cas pas dépasser trois mois.
Dans le cas d’espèce, le plaignant ayant été licencié, il importe de clarifier la situation au plus vite. La prolongation ayant eu lieu pendant 5 mois, sans information au plaignant, ni communication du motif alors même qu’il s’y opposait amène la Chambre à retenir un manquement à l’article 6 par. 1 RGPD.
Ce mutisme de l’entreprise immobilière sur la demande d’effacement de données du plaignant amène également la Chambre à constater un non-respect de l’art. 12 par. 4 RGPD qui oblige le responsable de traitement à répondre en principe sous 30 jours (art. 12 par. 3 RGPD) à une demande formulée en application des articles 15 à 22 RGPD. La personne concernée ne doit jamais être laissée sans réponse à sa demande, que le responsable de traitement fournisse les informations ou qu’elle refuse – auquel cas elle s’oblige à lui indiquer la possibilité d’une réclamation auprès de l’APD et de former un recours juridictionnel. Les circonstances invoquées, à répétition, par la défenderesse ne sauraient qu’influer sur la détermination de la sanction au manquement de l’art. 12 par. 4 RGPD mais en aucun cas le supprimer. La Chambre Contentieuse retient contre l’entreprise qu’elle a satisfait tardivement à la demande d’effacement de données de l’employé (art. 17 par. 1 RGPD), d’avoir opéré un traitement illicite de données (art. 6 par. 1 RPGD) en utilisant l’adresse e‑mail pendant cinq mois et de ce fait d’avoir contrevenu aux principes de finalité (art. 5 par. 1 let. b RGPD), de minimisation (art. 5 §1 let. c RGPD) et de proportionnalité (art. 5 par. 1 let. e RGPD) dans le traitement des données.
L’entreprise a néanmoins entrepris de corriger ces manquements avant la comparution devant la Chambre en retirant progressivement le nom du plaignant des plaques d’information dans les immeubles, en mettant en place une réponse automatique renvoyant à l’e‑mail générique de l’entreprise avant de supprimer (tardivement) l’adresse électronique de l’employé et en engageant un juriste chargé d’assurer la conformité des actions de l’entreprise avec le RGPD au moyen, notamment, de nouvelles politiques de confidentialité et d’utilisation des outils informatiques.
Pour ces raisons, la Chambre Contentieuse décide d’adresser une réprimande assortie d’un ordre de mise en conformité sous 30 jours.
Enseignements
Bien que cette décision ne soit guère surprenante tant au vu du cas d’espèce que des principes cités, il est important de souligner plusieurs enseignements utiles pour la pratique des ressources humaines.
La première chose à retenir concerne le message automatique qui doit être mis en place au départ de l’employé si sa position ne permet pas une suppression immédiate de son adresse électronique. Ce message doit absolument mentionner de contacter l’adresse générique de l’entreprise et non opérer un transfert direct à un collègue précis sous peine de risquer révéler des informations potentiellement sensibles tant de l’expéditeur du message que de l’employé sur le départ. Il peut être intéressant d’avoir également ce réflexe en dehors d’une situation de licenciement ou de démission mais aussi dans des cas ordinaires d’absence de l’employé pour des vacances ou autres.
De plus, cette décision nous permet de mieux comprendre les délais de tolérance à continuer le traitement d’une adresse e‑mail après le départ d’un employé en vertu de l’art. 6 par. 1 let. f RGPD. Il faut comprendre le délai d’un mois comme étant déjà une prolongation à la licéité du traitement comme étant la juste balance des intérêts entre ceux du responsable de traitement et ceux de la personne concernée. Cette prolongation d’un mois peut être prolongée jusqu’à 3 mois si la position hiérarchique de la personne concernée l’exige. Il est donc fait abstraction des circonstances extérieures et du mode de départ de la personne concernée. Que les rapports soient houleux ou non, qu’il s’agisse d’une démission ou d’un licenciement, c’est la position hiérarchique de l’employé qui va être déterminante dans la pesée des intérêts de l’art. 6 par. 1 let. f RGPD à la continuation du traitement. L’entreprise doit également agir sans attendre pour minimiser la durée de maintien de cette adresse e‑mail.
Enfin, l’on peut remarquer l’importance toujours plus grande, même essentielle, pour chaque entreprise de se doter de politiques de confidentialité, de gestion des données, d’utilisation du matériel informatique mais surtout de déterminer les durées de conservation des données dans un registre. Plus les mesures internes prises à ce niveau seront solides, plus les processus RH et IT entreront en synergie, plus il sera probable d’obtenir une clémence du juge en cas de litige portant sur les données personnelles d’un employé.
Proposition de citation : Hervé Chevalley, Adresse e‑mail professionnelle et licenciement : ne pas traîner pour couper le cordon, 17 décembre 2024 in www.swissprivacy.law/328
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