Une interdiction de publicité directe dans la messagerie électronique ?
Si vous utilisez un service de messagerie électronique gratuit, vous êtes probablement habitués à apercevoir de la publicité dans le même format que les messages que vous recevez. La seule distinction consiste en la mention « annonce » :
C’est précisément la légalité de cette pratique qui fait l’objet de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne C‑102/20 du 25 novembre 2021.
À l’origine du litige se trouvent deux fournisseurs d’électricité concurrents en Allemagne : eprimo et Städtische Werke Lauf a.d. Pegnitz (StWL). La première société décide de diffuser des annonces publicitaires dans les boîtes à lettres électroniques d’utilisateurs du service de messagerie électronique T‑Online. La seconde considère cette publicité comme déloyale et saisit les tribunaux allemands. L’affaire monte jusqu’au Bundesgerichtshof. La Cour Suprême allemande estime que la résolution du litige nécessite certaines clarifications de la part de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).
Avant d’examiner le raisonnement de la CJUE, un bref aperçu du droit européen pertinent est nécessaire.
Le Parlement et le Conseil européens ont adopté en 2002 la Directive e‑privacy. Celle-ci a pour but de protéger la vie privée dans le secteur des communications électroniques. À cette fin, elle établit le principe de l’interdiction de toute « utilisation […] de courrier électronique à des fins de prospection directe » (art. 13 Directive e‑privacy). Cela étant, la prospection est autorisée si l’utilisateur a donné son consentement préalable (au sens de l’art. 4 par. 1 RGPD).
En l’espèce, le Bundesgerichtshof se demande en particulier si la publicité qui s’affiche dans la messagerie électronique d’un utilisateur constitue une « utilisation […] de courrier électronique à des fins de prospection directe » au sens de l’art. 13 de la Directive e‑privacy.
La Cour note que les messages publicitaires litigieux s’affichent dans un espace normalement réservé aux courriels privés. Ils sont ainsi distincts des bannières publicitaires qui apparaissent en marge de la liste des messages privés ou séparément de ceux-ci. Ces messages publicitaires s’apparentent ainsi aux spams et créent un risque de confusion avec les courriels privés.
Partant, la CJUE considère que ces messages publicitaires doivent être considérés comme de la prospection directe. Ils sont ainsi autorisés uniquement si l’utilisateur y a consenti au préalable.
En l’espèce, le service de messagerie électronique T‑Online propose une version gratuite, avec publicité, et une payante, sans publicité. L’utilisateur du service de messagerie gratuit doit ainsi avoir été dûment informé et avoir effectivement consenti à recevoir de telles publicités. Selon la Cour, l’information doit être suffisamment précise afin que l’utilisateur comprenne que les courriels publicitaires s’affichent au sein de la liste des courriels privés. Par ailleurs, il doit manifester son consentement « de manière spécifique ».
La CJUE ne tranche néanmoins pas la question du consentement et considère qu’il appartient aux tribunaux allemands de clarifier cette problématique. On peut supposer que l’entreprise concurrente à l’origine de ce litige ne s’arrêtera pas en si bon chemin et contestera, logiquement, la validité d’un tel consentement durant la suite de la procédure allemande.
La Directive e‑privacy fait actuellement l’objet d’une révision législative qui s’inspire notamment du RGPD. Ainsi, selon le dernier projet de règlement e‑privacy du 10 février 2021, toute personne qui utilise des moyens électroniques à des fins de prospection directe pour atteindre des utilisateurs résidents dans l’Union européenne devra désigner un représentant au sein de l’Union (art. 3 par. 2 du projet de Règlement e‑privacy).
Par ailleurs, alors que l’actuelle Directive e‑privacy ne prévoit pas directement de sanctions pour les violations, le projet de Règlement e‑privacy reprend expressément le système de sanctions prévu par le RGPD. Le projet prévoit ainsi des amendes administratives pouvant s’élever jusqu’à 10’000 000 EUR ou, dans le cas d’une entreprise, jusqu’à 2 % de son chiffre d’affaires annuel mondial total de l’exercice précédent, le montant le plus élevé étant retenu (art. 23 du projet de Règlement e‑privacy).
Les entreprises suisses qui visent des clients européens devraient ainsi suivre attentivement l’adoption de ce futur règlement.
Qu’en est-il en droit suisse ?
L’art. 3 let. o LCD interdit expressément la publicité de masse (spamming) envoyée « par voie de télécommunication » sans consentement préalable du client. Selon le Message du Conseil fédéral, cette disposition correspond à l’art. 13 Directive e‑privacy.
Le raisonnement de la CJUE semble ainsi aisément transposable en droit suisse : la publicité intégrée dans le service de messagerie gratuit constitue une publicité de masse envoyée par voie de télécommunication. Le consentement du client, à recevoir une telle publicité, serait donc nécessaire. Le client doit par ailleurs avoir le « droit à s’y opposer gratuitement et facilement » (art. 3 let. o LCD). Après vérification, le service Gmail de Google – gratuit dans une certaine mesure – propose bien la possibilité d’enlever une annonce. Néanmoins, celle-ci est ensuite simplement remplacée par une annonce d’une autre marque. L’opposition à ces publicités ne semble ainsi pas si facile…
Proposition de citation : Célian Hirsch, Une interdiction de publicité directe dans la messagerie électronique ?, 31 décembre 2021 in www.swissprivacy.law/111
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