Le secret contestable des amendes fiscales liées à l’activité politique de Pierre Maudet
Cour de justice du canton de Genève, 14.12.2021, ATA/1358/2021
1 Introduction
La Chambre administrative de la Cour de justice a rejeté le recours qu’une journaliste a intenté contre le refus de l’administration de lui communiquer les montants et les motifs d’amendes fiscales prononcées par le Département des finances et des ressources humaines à l’encontre du Conseiller d’Etat genevois Pierre Maudet et portant sur des déductions de cotisations payées au parti politique auquel il appartenait dans un complexe d’affaires politico-juridiques largement médiatisées. Le tribunal a jugé, par application du secret fiscal, que le refus de communiquer ces sanctions pénales ne violait pas la liberté d’expression et d’information de la journaliste garantie par l’art. 10 CEDH.
2 L’examen principal à la lumière de la liberté d’expression et d’information
2.1 Un examen fondé sur l’art. 10 CEDH
Le tribunal a examiné la requête de la journaliste sous l’angle de la liberté d’information, d’expression et des médias (art. 10 CEDH ; 16 et 17 Cst. ; 26 et 27 Cst.-GE1) en se concentrant sur l’application des critères conventionnels posés par la CourEDH dans l’arrêt Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie du 28 novembre 2016.
Tout en reconnaissant, à juste titre, l’existence d’un droit à l’information en l’espèce, le tribunal a jugé que la restriction à l’information requise par la journaliste pouvait reposer de manière admissible sur le triptyque classique de la base légale, du but légitime et de la proportionnalité.
Si la condition de la base légale ne pose à notre avis pas de problème spécifique, il n’en va pas de même pour les deux suivantes.
2.2 Le but légitime en cas de sanctions fiscales
La protection de la sphère privée, y compris de personnes commettant des infractions pénales, est incontestablement un but légitime.
L’argument du tribunal est en revanche discutable ‑ s’agissant d’une sanction fiscale infligée à un membre du gouvernement par sa propre administration ‑ lorsqu’il juge que le but légitime est également constitué par « l’intérêt public au bon fonctionnement du système fiscal, lié à la coopération des contribuables qui ont confiance dans la confidentialité des données qu’ils communiquent à l’autorité fiscale » (c. 7b). La protection de la sphère privée d’un infracteur permet-elle vraiment à « l’autorité à s’assurer la disponibilité du contribuable à coopérer » (c. 7) et est-elle dès lors « nécessaire pour préserver la confiance des contribuables dans les autorités fiscales et ainsi le système fiscal, dont le bon fonctionnement repose sur la collaboration desdits contribuables » (c. 9) ?
L’argumentation n’est pas très convaincante et le contraire serait plutôt exact en présence de sanctions pénales infligées par l’administration. En effet, la confiance envers les autorités ne peut être renforcée que si les médias sont en mesure de jouer leur rôle de « chien de garde », selon l’expression de la CourEDH, en s’assurant que les membres d’un gouvernement ne bénéficient pas de passe-droits lorsque leur propre administration, et non un tribunal indépendant, leur inflige une sanction pénale2.
2.3 La pesée des intérêts dans l’analyse de la proportionnalité
Sur la question de la proportionnalité, le tribunal n’a pas procédé dans le cas d’espèce à une pesée concrète des intérêts pour justifier le refus d’accès, mais a simplement renvoyé au secret fiscal en jugeant que les informations demandées étaient « par nature non soumises au principe de la transparence » (c. 9).
Il est vrai que le droit conventionnel ne condamne par principe pas l’adoption de règles spéciales de secret visant des documents spécifiques. Il exige cependant que l’organe législatif, au moment de légiférer sur le caractère secret d’une information spécifique,repère tous les intérêts en présence en procédant à une « appréciation sérieuse » et à un « contrôle minutieux », en prenant soin d’examiner l’intérêt public opposé à la transparence3. La doctrine doute dès lors, à juste titre, qu’après l’arrêt Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie, les législateurs seraient toujours autorisés à protéger le secret fiscal de manière absolue : « Zudem hat der Gerichtshof entschieden, dass ein absoluter Ausschluss des Informationszugangs in Bezug auf Personendaten nicht zulässig sei, sondern stets eine Interessenabwägung im Einzelfall erfolgen müsse. Ob der Gesetzgeber das Steuergeheimnis weiterhin absolut schützen darf, wird damit fraglich.»4
À notre avis, le tribunal aurait donc dû procéder à une pesée des intérêts dans le cas d’espèce à la place de simplement renvoyer au secret fiscal.
3 L’éclairage complémentaire de la publicité de la justice
3.1 Le cas particulier de la demande d’accès à des sanctions administratives à caractère pénal au sens de l’art. 6 CEDH
L’examen de la requête de la journaliste à la lumière de la liberté d’expression et d’information (art. 10 CEDH et 16 al. 3 Cst.) que le tribunal a effectué est formellement logique s’agissant d’une sanction administrative infligée par un département cantonal des finances, car de tels documents, produits et détenus par l’administration, entrent dans le champ d’application de la loi sur l’information du public, l’accès aux documents et la protection des données personnelles du 5 octobre 2001 (art. 3 al. 1 LIPAD).
L’amende fiscale litigieuse se rattache toutefois à une catégorie spécifique de documents : les sanctions administratives à caractère pénal au sens de l’art. 6 CEDH5. Or le principe fondamental de publicité de la justice (art. 6 CEDH ; art. 14 Pacte ONU II ; art. 30 al. 3 Cst.) comprend notamment le droit de consulter les décisions judiciaires, si bien que les normes sur le droit d’accès aux documents officiels entrent en concours avec celles relatives à la publicité de la justice. Comment dès lors concilier ces deux corps de règles ?
Principalement, la demande d’accès doit être décidée selon la législation sur la transparence administrative, tant procéduralement que matériellement, comme le tribunal l’a jugé à juste titre, étant donné que les sanctions fiscales requises sont détenues par une autorité administrative qui entre dans le champ d’application de la LIPAD. Les principes découlant de la publicité de la justice devraient en revanche à notre avis s’appliquer conjointement, à titre d’éclairage complémentaire, dans la perspective d’une interprétation harmonisante6.
3.2 La pesée des intérêts lorsque l’anonymisation d’un jugement est impossible
Le secret fiscal ne peut plus être invoqué de manière générale pour s’opposer à la publicité des audiences s’agissant des procédures fiscales à caractère pénal devant le Tribunal fédéral7.
Il ne devrait pas non plus l’être a fortiori pour les sanctions administratives de nature pénale infligées par les autorités administratives. En effet, selon le Tribunal fédéral, la publicité de la justice, ancrée aux art. 6 al. 1 CEDH, 14 al. 1 du Pacte II ONU et 30 al. 3 Cst.8 comprend un droit fondamental à la consultation de tous les jugements après leur prononcé qui peut être restreint notamment pour protéger la sphère privée des parties. Lorsque cette protection ne peut être garantie de manière suffisante ni par une anonymisation ni par un caviardage partiel, il convient de procéder à une pesée des intérêts entre l’intérêt à la consultation et à la protection de la personnalité, dans laquelle il faut tenir compte des intérêts spécifiques des journalistes notamment, qui ont en principe un poids plus élevé, et du fait que, dans les affaires pénales en particulier, l’intérêt à la protection de la personnalité augmente avec le temps écoulé9.
En l’espèce, l’anonymisation des sanctions fiscales demandées est inopérante pour empêcher l’identification de la personne concernée10. En effet, quel autre conseiller d’Etat genevois que Pierre Maudet aurait été « au cœur d’un débat populaire en raison de différents comportements qui lui étaient reprochés » et qui « au moment de la décision attaquée puis du recours […] continuait à exercer cette charge, mais sans être titulaire d’aucun département, et avait présenté sa démission, avec effet au jour de la prestation de serment de la personne lui succédant, tout en se présentant à sa réélection le 28 mars 2021 » (c. 3c) ? Il convient dès lors de procéder concrètement à une pesée des intérêts entre l’intérêt à la consultation et la protection de la personnalité.
4 Quelques jalons pour la pesée des intérêts dans le cas d’espèce
Que l’on analyse cette affaire sous l’angle de la liberté d’information ou sous celui de la publicité de la justice, la conclusion est similaire dans les deux cas : un simple renvoi au secret fiscal n’est pas suffisant pour justifier le refus d’accès des sanctions fiscales requises. Une pesée d’intérêts s’impose.
Sous l’angle de la publicité de la justice, le but de la transparence des jugements vise à créer la confiance du public. Ce contrôle démocratique doit permettre d’éviter les spéculations selon lesquelles la justice désavantagerait ou privilégierait indûment certaines parties au procès ou qu’elle serait rendue à l’encontre des principes de l’État de droit11. Cet argument est à notre avis d’autant plus prépondérant lorsque la justice est rendue, comme en l’espèce, par une autorité administrative à l’encontre d’un membre d’un gouvernement.
Il en va de même sous l’angle de la liberté d’information, à propos duquel le tribunal genevois aurait dû, comme il le suggère lui-même12, s’inspirer également des critères de prépondérance de l’intérêt public à la transparence qui justifient l’accès à un document en cas d’atteinte à la sphère privée de tiers13 : selon l’art. 6 al. 2 let. a OTrans, un intérêt public à la transparence est jugé prépondérant notamment lorsque le droit d’accès à un document répond à « un besoin particulier d’information de la part du public suite notamment à des événements importants ». Les affaires de corruption, par exemple, constituent des « événements importants »14. Le « besoin particulier d’information de la part du public » est donné lorsque le thème en cause fait l’objet d’un certain écho médiatique et alimente les discussions publiques15. Dans tous les cas, plus l’importance politique ou sociale du sujet est grande, plus l’intérêt à la transparence est important16.
En l’espèce, le complexe de litiges largement médiatisés entourant l’affaire Maudet ne constitue-t-il pas le cas d’école par excellence qui illustre la notion d’« événements importants » et de « besoin particulier d’information du public » ?
Il en découle à notre avis – que nous fondons pour le surplus sur la lecture des considérants 8 et 9 § 1 de l’arrêt commenté – que les intérêts publics à accéder à l’amende fiscale l’emportent sur les intérêts privés de l’infracteur.
Formellement, on l’a vu, l’accès est régi par la législation sur la transparence. La présente affaire est un exemple typique de demande d’accès à un document officiel contenant des données personnelles impossibles à anonymiser. Dans ce cas, l’accès doit être conféré si la pesée des intérêts conclut à un intérêt public prépondérant à la communication ; ce qui constitue une contre-exception au principe de transparence17.
En droit fédéral, les art. 7 al. 2 i.f. LTrans et 9 al. 2 LPD en relation avec l’art. 19 LPD forment les bases légales d’une telle pesée. En droit genevois le fondement se trouve à l’art. 26 al. 2 let. g LIPAD : comme l’a justement expliqué la Cour de justice dans une autre affaire, cette disposition « n’exclut pas automatiquement l’accès à tout document dès qu’il concerne la sphère privée d’un tiers, mais requiert une pesée des intérêts en présence. »18 C’est donc en application de cette disposition que le tribunal aurait dû procéder à la pesée des intérêts pour résoudre la présente affaire.
5 Conclusion
On regrettera en conclusion que le Tribunal fédéral n’ait pas eu l’occasion de s’exprimer sur cette affaire. Une nouvelle requête pourrait opportunément être envisagée en fonction de l’évolution des circonstances politiques, juridiques ou médiatiques. Il ne faudrait toutefois pas trop tarder étant donné que, selon le Tribunal fédéral, le poids de la protection de la sphère privée augmente avec l’écoulement du temps, en particulier dans les affaires de nature pénale19.
- Voir c. 3a, tout en omettant, étrangement, de se référer à la disposition topique : l’art. 28 al. 2 Cst.-GE (droit de prendre connaissance des informations et d’accéder aux documents officiels).
- Sur la nature pénale des sanctions fiscales prononcées par l’administration, voir plus bas ch. 3.1.
- Alexandre Flückiger / Valérie Junod, La reconnaissance d’un droit d’accès aux informations détenues par l’Etat fondée sur l’article 10 CEDH, in : Jusletter 27, février 2017, § 115 ss
- Isabelle Häner, Öffentlichkeitsprinzip in der Steuerverwaltung, in : Expert Focus 2017, p. 451 ss, 452. Le secret fiscal n’est ainsi pas invocable comme motif pour déclarer absolument secrets des documents administratifs tels que des informations portant exclusivement sur des processus internes, des planifications ou des directives internes (Office fédéral de la justice, Avis de droit du 2 octobre 2015, in : JAAC 1/2016 du 26 janvier 2016). Les législateurs ont essentiellement traité de la question de manière détaillée pour un document spécifique : le registre fiscal comprenant les éléments imposables, devenu progressivement secret dans la plupart des cantons (ATF 107 Ia 234 ; 124 I 176 ; 135 I 198, 207 ; TF, 1C_598/2014, c. 4.3 ; Conférence suisse des impôts, Publicité des registres d’impôt, Berne, janvier 2019 ; NZZ, éd. du 24 mai 2022, p. 8).
- Voir les trois critères définis par la CourEDH in : Engel et autres c. Pays-Bas du 8 juin 1976, depuis longtemps généralement applicables en droit des sanctions fiscales (voir Xavier Oberson, Droit fiscal suisse, 5e éd., 2021, p. 704 s).
- Sur l’interprétation harmonisante, voir TF, arrêt 2F_23/2016 du 31 mai 2018, c.3.2.
- ATF 135 I 198, 203 ss.
- ATF 147 I 407, 410
- ATF 147 I 407, 414. Voir Célian Hirsch, Le droit d’accès aux arrêts cantonaux, in : lawinside du 26 août 2021.
- Alexandre Flückiger/ Mike Minetto, La communication de documents officiels contenant des données personnelles : la pesée des intérêts dans la pratique des autorités fédérales, Travaux CETEL 59, Genève 2018, p. 7.
- ATF 147 I 407, 410.
- Dans ce sens, voir Cour de Justice, ATA/154/2016 du 23 février 2016, c. 5a : « Par souci d’harmonisation verticale et dans la mesure où les différentes législations sur la transparence visent le même but et reprennent des principes de base globalement identiques, la jurisprudence rendue sur la base de la LTrans peut en principe être transposée à la LIPAD. »
- Commentaire de l’Office fédéral de la justice du 24 mai 2006 de l’ordonnance relative à la loi fédérale sur le principe de la transparence, ad art. 6, ch. 3.5.
- Commentaire de l’Office fédéral de la justice du 24 mai 2006 de l’ordonnance relative à la loi fédérale sur le principe de la transparence, ad art. 6, ch. 3.5.
- TAF, arrêt A‑8073/2015, c. 6.2.3.1. Voir ég. Flückiger/ Minetto (note 10), p. 19.
- TAF, arrêt A‑4903/2016 du 22 mai 2017, c. 6.2.1.
- A) principe : transparence. B) exception : secret, notamment en cas d’atteinte à la sphère privée. C) contre-exception : transparence, par exemple en cas d’atteinte à la sphère privée en cas d’intérêt public prépondérant. Voir Flückiger/ Minetto (note 10), p. 8 ss.
- Cour de Justice, ATA/154/2016 du 23 février 2016, c. 4c., avec l’illustration suivante : « l’avocat mandaté par une institution doit s’attendre à ce que le montant des honoraires perçus du chef de ce mandat soit, le cas échéant, communiqué à des tiers, dès lors qu’il s’agit de l’utilisation des ressources d’institutions chargées de l’accomplissement de tâches de droit public, bien qu’une telle information concerne sa sphère privée économique ».
- ATF 147 I 407, 414.
Proposition de citation : Alexandre Flückiger, Le secret contestable des amendes fiscales liées à l’activité politique de Pierre Maudet, 29 juin 2022 in www.swissprivacy.law/154
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