Destinataires ou catégories de destinataires ?
Introduction
L’affaire oppose un requérant à la Poste autrichienne (Österreichische Post). Dans le cadre d’une demande de droit d’accès (art. 15 RGPD), le requérant souhaite accéder aux données personnelles conservées par la Poste autrichienne, ainsi que, en cas de communication de ces données à des tiers, être informé de l’identité des destinataires à qui elles sont communiquées.
La Poste autrichienne traite la demande du requérant. Elle ne lui révèle cependant pas les destinataires spécifiques auxquels les données personnelles du requérant sont communiquées. Le requérant introduit un recours tendant à ce que la Poste autrichienne soit condamnée à lui fournir davantage d’informations en application de l’art. 15 par. 1 let. c RGPD. Ce dernier prévoit notamment que la personne concernée qui exerce son droit d’accès reçoit de la part du responsable du traitement les informations concernant :
« les destinataires ou catégories de destinataires auxquels les données à caractère personnel ont été ou seront communiquées, en particulier les destinataires qui sont établis dans des pays tiers ou les organisations internationales ».
Préalablement à la saisie de la Cour suprême autrichienne, les juridictions de première d’instance et d’appel ont rejeté la demande du requérant. Elles estiment pour leur part que l’art. 15 par. 1 let. c RGPD accorde au responsable du traitement la possibilité de choisir de se limiter à communiquer à la personne concernée les catégories de destinataires, sans devoir indiquer de manière nominative les destinataires spécifiques.
La notion de destinataire au sens du RGPD
Le « destinataire » est défini par l’art. 4 ch. 9 RGPD comme « la personne physique ou morale, l’autorité publique, le service ou tout autre organisme qui reçoit communication de données à caractère personnel, qu’il s’agisse ou non d’un tiers […] ». Cette notion comprend toute communication de données, indépendamment que le destinataire revête au sens de la protection des données la qualité de sous-traitant (art. 4 ch. 8 RGPD) ou de tiers (art. 4 ch. 10 RGPD). Le Comité européen de la protection des données (CEPD) a par ailleurs déjà eu l’occasion de clarifier ces notions (cf. CEPD, Lignes directrices 07/2020).
La gestion d’une entreprise implique régulièrement en pratique des partenariats avec des cocontractants, à qui il est nécessaire d’envoyer des données. Cette communication n’est pas forcément illicite au sens de la protection des données et les exemples sont nombreux. Une entreprise peut ainsi confier la gestion du paiement des salaires de ses employés à une fiduciaire, voire mandater une entreprise de ressources humaines pour lui trouver un futur employé. L’organisateur d’une soirée pourrait mandater une agence de sécurité afin d’assurer le service d’ordre et lui remettre à cet effet la liste des invités. Une société spécialisée dans le commerce électronique peut collaborer avec une société de livraison ou avec une agende de renseignements de solvabilité.
Quand bien même la communication de données est généralement licite, elle implique malgré tout une perte de maîtrise sur ses données pour la personne concernée. Pour cette raison, l’art. 13 par. 1 let. e RGPD oblige le responsable du traitement à informer la personne concernée des destinataires ou des catégories de destinataires de données. L’art. 15 par. 1 let. c RGPD contraint le responsable du traitement, lorsque la personne concernée exerce son droit d’accès, à lui communiquer les destinataires ou catégories de destinataires auxquels les données ont été ou seront communiquées. La structure de ces dispositions légales est susceptible de faire l’objet de plusieurs interprétations.
L’analyse juridique de l’avocat général Pitruzella
Selon l’avocat général Pitruzella, l’art. 15 par. 1 let. c RGPD est structuré de sorte à donner à la personne concernée le droit d’obtenir, lorsque cela est possible, l’accès aux informations relatives aux destinataires spécifiques auxquels ses données personnelles sont communiquées. Il n’est pas structuré de sorte à permettre au responsable du traitement de choisir entre les deux solutions alternatives, contrairement à l’art. 13 par. 1 let. e RGPD, dès lors qu’il s’agit d’une obligation à charge du responsable du traitement. L’avocat général fonde son raisonnement sur le double but du droit d’accès tel qu’ancré au considérant 63 RGPD.
Premièrement, l’avocat général souligne que le droit d’accès doit permettre à la personne concernée de vérifier non seulement que les données la concernant sont exactes, mais également qu’elles ont été communiquées à des destinataires autorisés. Pour ce faire, cela présuppose que les indications fournies soient les plus précises possibles. Une interprétation inverse ne permettrait pas à la personne concernée de vérifier que ses données ont été communiquées à des destinataires autorisés.
Deuxièmement, le droit d’accès doit permettre à la personne concernée de faire valoir ses autres droits légitimes, en particulier de rectification, d’effacement, d’opposition, de limitation et de recours. Une interprétation qui refuserait à la personne concernée la possibilité d’obtenir des informations sur les destinataires spécifiques auxquels ses données personnelles sont communiquées auraient pour effet d’empêcher la personne concernée de faire valoir ses droits à leur encontre ou de ne les exercer que moyennant un effort disproportionné.
Ce deuxième point est renforcé par le fait que l’art. 19 RGPD oblige le responsable du traitement à informer l’ensemble des destinataires auxquels il a transmis des données personnelles de toute demande de rectification, d’effacement ou de limitation de traitement. Dans cette perspective, le responsable du traitement doit aussi pouvoir fournir à la personne concernée des informations sur ces destinataires si elle en fait la demande, notamment afin de s’assurer que sa demande de rectification, d’effacement ou de limitation du traitement a été respectée.
La limite posée à la communication des destinataires spécifiques
Si l’avocat général estime que l’art. 15 par. 1 let. c RGPD doit être interprété de sorte à permettre à la personne concernée d’obtenir l’accès aux informations relatives aux destinataires spécifiques auxquels ses données personnelles sont communiquées, celui-ci connaît deux limites.
La première limite est matérielle. Elle concerne en effet la situation de fait où le responsable du traitement est dans l’impossibilité de fournir de telles informations parce que les destinataires ne sont pas encore effectivement connus ou simplement inexistants. Dans cette hypothèse, le droit d’accès ne peut porter que sur les catégories de destinataires.
La deuxième limite est juridique. Elle trouve son fondement dans la limite légale posée par l’art. 12 par. 5 RGPD. Celle-ci prévoit que les demandes d’accès de la personne concernée ne doivent pas être manifestement infondées ou excessives. Si les demandes le sont, le responsable du traitement a la possibilité de refuser d’y donner suite ou d’exiger le paiement de frais raisonnables qui tiennent compte des coûts administratifs supportés pour fournir les informations. Il appartient néanmoins au responsable du traitement de démontrer le caractère manifestement infondé ou excessif de la demande.
Cette exception doit s’interpréter de manière restrictive d’abord en raison de la place importante occupée par le droit d’accès au sein du RGPD. Sans celui-ci, il serait impossible pour les personnes concernées de faire valoir leurs autres droits en la matière. Cette interprétation restrictive s’impose en outre au regard de la place centrale qu’occupe le RGPD au sein du système juridique européen. Il ressort expressément de la jurisprudence européenne que le RGPD a pour but d’assurer un niveau élevé de protection des personnes physiques au sein de l’Union européenne et plus largement au sein de l’Espace économique européenne. Il sera ainsi difficile pour le responsable du traitement de démontrer le caractère manifestement infondé ou excessif d’une demande de droit d’accès.
Quelles conséquences aux conclusions de l’avocat général Pitruzella ?
La demande de question préjudicielle posée à la CJUE aura, à terme, le mérite de résoudre une question longtemps débattue au sein de la doctrine. Sans entrer dans le pour ou le contre, l’opinion de l’avocat général Pitruzella pourrait ouvrir la boîte de Pandore.
Les arguments invoqués en faveur de la communication systématique du nom des destinataires de données ne prêtent pas le flanc à la critique. Une telle solution aurait effectivement l’avantage d’améliorer la transparence des traitements, ce qui était l’un des principaux objectifs recherchés par le législateur européen lors de la révision du droit européen, et de permettre aux personnes concernées de pouvoir effectivement disposer de leurs autres droits.
Cette solution fait toutefois fi de la complexité pratique à sa mise en œuvre par le responsable du traitement, notamment dans le cadre de certains types de traitements de données. Il en irait ainsi par exemple pour un traitement de données personnelles opéré dans le cadre d’un service de nuage informatique, dont la technique peut impliquer le recours à de nombreux destinataires (qu’ils soient considérés comme des sous-traitants ou des tiers).
Si cette seule difficulté ne suffit pas pour critiquer juridiquement le raisonnement de l’avocat général, force est d’admettre que les récentes décisions en matière de protection des données font de plus en plus abstraction de la complexité qu’elles entraînent pour les responsables du traitement. Avec le risque que cela implique, notamment celui pour le RGPD de devenir un texte juridique dont la mise en œuvre implique des coûts – humains ou financiers – disproportionnés. Ces entraves économiques pourraient conduire à terme à saper la concurrence des entreprises européennes et l’innovation. Sur ce point, le Royaume-Uni a récemment annoncé vouloir modifier sa législation en matière de protection des données pour une politique permettant l’innovation et la croissance économique.
Le mot final revient à la CJUE qui peut désormais décider de confirmer ou infirmer l’opinion de son avocat général. Dans l’affirmative, il serait judicieux pour elle de penser à circonscrire exactement dans quels cas le responsable du traitement pourrait, ou non, restreindre le droit d’accès, notamment car la demande est manifestement infondée ou excessive, ce qu’elle ne fera évidemment pas, dès lors qu’il ne s’agit pas d’une question qui lui est posée, laissant ainsi un certain flou juridique.
La réflexion sous l’angle du droit suisse
À l’heure actuelle, l’art. 8 al. 2 let. b LPD prévoit que le responsable du traitement communique dans le cadre d’une demande d’accès :
« le but et éventuellement la base juridique du traitement, les catégories de données personnelles traitées, de participants au fichier et de destinataires des données ».
Il n’est pas prévu que le responsable du traitement communique à la personne concernée les destinataires spécifiques des données personnelles communiquées. Cela est par ailleurs expressément exclu par le Conseil fédéral qui souligne que le responsable du traitement n’est pas obligé de désigner nommément les participants et les destinataires. Il importe en effet de ne pas imposer au responsable du traitement un volume de travail excessif ou de le contraindre à dévoiler ses relations d’affaires (FF 1988 II 421, 460).
L’art. 25 al. 2 let. g nLPD prévoit pour sa part que le responsable du traitement communique :
« le cas échéant, les destinataires ou les catégories de destinataires auxquels des données personnelles sont communiquées, ainsi que les informations prévues à l’art. 19, al. 4 ».
Les termes « destinataires » et « catégories de destinataires » sont utilisés successivement, l’un après l’autre et de manière neutre, sans qu’il soit possible de déduire un ordre de priorité entre eux. La loi ne prévoit pas non plus explicitement s’il est possible de choisir entre les deux catégories d’informations ni à qui ce choix revient. Ni le Conseil fédéral (FF 2017 6565, 6683) ni l’Assemblée fédérale n’ont d’ailleurs abordé la problématique lors de la révision de la LPD, se contentant d’un copier-coller du droit européen.
Si le Tribunal fédéral devait être amené à se prononcer sur une situation idoine, nous doutons que ce dernier se détourne de la volonté du Conseil fédéral. Se poserait alors la question de savoir si le droit suisse est en adéquation avec le droit européen et si cette différence pourrait remettre en cause la décision d’adéquation de la Commission européenne qui doit être actuellement revue, et devra l’être à intervalles réguliers. La situation est toutefois hypothétique dès lors que le droit européen, pour l’heure, ne répond pas encore à la question.
Proposition de citation : Livio di Tria, Destinataires ou catégories de destinataires ?, 18 octobre 2022 in www.swissprivacy.law/179
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