Public Clouds Confédération, la saga continue
MàJ 15.06.2023 Nous avons été informé par la Chancellerie fédérale que le particulier qui refusait que ses données personnelles soient traitées dans un cloud privé étranger avait entretemps retiré son recours.
Situation initiale
Le Tribunal fédéral a rendu le 28 février 2023 un nouvel arrêt dans l’affaire du particulier qui a demandé à l’administration fédérale de ne pas confier les données le concernant à des fournisseurs étrangers de services cloud. Cet arrêt est le 4e dans une affaire qui empoisonne les autorités fédérales depuis l’annonce en 2021 de l’attribution à Amazon, Microsoft, Alibaba, IBM et Oracle du marché public « Public Clouds Confédération » (OMC-20007) pour un montant total de 110 millions de francs.
Au début de l’année 2022, un particulier s’adresse à la Chancellerie fédérale au sujet de l’externalisation prévue d’une partie du traitement des données par la Confédération sur les infrastructures cloud d’Amazon, Microsoft, Alibaba, IBM et Oracle.
Se référant à la Loi sur la transparence (LTrans ; RS 152.3), il réclame de lui remettre les documents disponibles détenus par l’administration fédérale sur l’usage du cloud et les clarifications ayant été menées. En outre, il demande des renseignements concernant la (les) disposition(s) légale(s) permettant l’externalisation dans le cloud des données, et plus largement des traitements. Il souligne à cet égard le risque de divulgation de données à des tiers. En l’absence de bases légales suffisantes, il requiert l’arrêt de l’externalisation des données ou, à défaut, l’adoption d’une décision susceptible de recours.
Dans sa réponse, la Chancellerie fédérale fait valoir que la licéité de l’externalisation des données et de leur traitement est garantie par un examen préalable de la conformité au droit, une analyse des risques et, pour les données personnelles, une analyse d’impact relative à la protection des données. Pour le surplus, la Chancellerie fédérale renvoie le recourant aux documents accessibles au public concernant la stratégie de l’administration fédérale en matière d’informatique en nuage. Aucune décision n’est rendue ni sur la demande d’accès ni sur la demande d’arrêt de l’externalisation.
Insatisfait de cette réponse, le particulier recourt auprès du Tribunal administratif fédéral. Il demande que la Chancellerie fédérale rende publiques toutes les clarifications juridiques effectuées dans le cadre de la stratégie d’informatique en nuage de la Confédération et qu’elle vérifie s’il existe une ou plusieurs base(s) légale(s) suffisante(s) pour autoriser l’administration fédérale à traiter des données dans le cloud, en particulier lorsqu’il est en main d’un fournisseur étranger. En l’absence de telles dispositions, il exige la fin de ce mode de traitement. Cette demande est en outre doublée d’une requête de mesure provisionnelle visant à suspendre immédiatement la poursuite de la stratégie d’informatique en nuage jusqu’à droit connu sur le fond.
Invitée à se prononcer, la Chancellerie fédérale est d’avis que le recours est irrecevable. N’étant, selon elle, pas plus touché qu’une autre personne par le traitement de données dans le cloud, le recourant n’aurait pas d’intérêt digne de protection à agir. Quant au Tribunal administratif fédéral, il rejette la demande de mesure provisionnelle au motif qu’il s’estime incompétent. Il relève qu’il n’y a pas eu de décision préalable de la Chancellerie fédérale contre laquelle recourir et que le recours pour déni de justice n’a pas d’effet dévolutif lui permettant de prononcer la mesure demandée en lieu et place de l’autorité saisie.
Contre cet arrêt, le recourant recourt auprès du Tribunal fédéral qui lui donne raison (cf. arrêt du TF 1C_216/2022 du 28 juillet 2022). Le Tribunal fédéral estime que le Tribunal administratif fédéral fait preuve de formalisme excessif en refusant de traiter la demande de mesure provisionnelle du recourant. Il est vrai que la jurisprudence reconnaît de manière générale qu’un recours pour déni de justice n’emporte pas d’effet dévolutif. Une exception à cette règle doit toutefois être admise lorsque, comme dans le cas d’espèce, l’autorité appelée à rendre une décision (ici la Chancellerie fédérale) reste inactive et que cette inaction est susceptible de faire échouer l’efficacité de la demande et, donc, la protection recherchée. Compte tenu de l’urgence invoquée et du caractère irrévocable d’une divulgation de données, le Tribunal fédéral renvoie l’affaire au Tribunal administratif fédéral. Celui-ci doit, d’une part, rendre une décision sur la requête de mesure provisionnelle tendant à l’arrêt immédiat de l’externalisation de données dans un cloud étranger et, d’autre part, vérifier s’il existe effectivement une ou plusieurs base(s) légale(s) autorisant l’administration fédérale à traiter des données sur les infrastructures d’un fournisseur étranger de services cloud (requête au fond).
Par décision incidente, le Tribunal administratif fédéral rejette la requête de mesure provisionnelle tendant à l’arrêt immédiat de l’externalisation de données dans un cloud étranger (cf. arrêt du TAF A‑661/2022 du 27 octobre 2022). Rappelant que le Tribunal administratif fédéral ne connaît ni des recours abstraits contre les lois, ni des plaintes populaires, il analyse si les données du requérant sont ou risquent concrètement d’être déposées dans un cloud. De manière habile, le Tribunal administratif fédéral limite toutefois son examen aux seules données traitées par la Chancellerie fédérale (et non par l’administration fédérale en général), car seule cette dernière est intimée et dispose du statut de responsable du traitement prévu par la législation sur la protection des données en lien avec la requête déposée. La Chancellerie fédérale ayant assuré la Cour qu’elle ne traite pas de données du recourant dans le cloud ni qu’elle envisage de le faire de manière concrète et imminente, le Tribunal administratif fédéral conclut à l’absence d’intérêt de la requête.
Le Tribunal administratif fédéral termine cependant son arrêt par une étrange mise en garde :
« la condition de l’urgence de la requête devra éventuellement être appréciée différemment si l’instance inférieure devait envisager, pendant la durée de la procédure [au fond], de transférer des données personnelles du requérant dans un cloud public (étranger) ; dans ces circonstances, il conviendrait alors d’envisager éventuellement de prononcer (d’office) des mesures provisionnelles. Il convient donc de demander à l’instance inférieure d’informer le Tribunal de céans si, pendant la durée de la procédure de recours, elle envisage de transférer des données personnelles du requérant vers un cloud public (étranger). »
À nouveau mécontent du rejet de sa requête de mesure provisionnelle, le recourant recourt une deuxième fois auprès du Tribunal fédéral qui, cette fois, le déboute.
L’arrêt 1C_599/2022 du 28 février 2023
Dans son second recours auprès du Tribunal fédéral, le recourant réitère sa requête de mesure provisionnelle visant à ordonner à l’administration fédérale de cesser immédiatement tout traitement de données sur les infrastructures d’un fournisseur étranger de service cloud. Il critique en outre la distinction opérée par le Tribunal administratif fédéral entre les données traitées par la Chancellerie fédérale et les données traitées par le reste de l’administration fédérale.
Concernant les données traitées par la Chancellerie fédérale, le Tribunal fédéral revient sur l’étrange mise en garde au pied de l’arrêt du Tribunal administratif fédéral. Il se demande si l’obligation faite à la Chancellerie fédérale d’informer immédiatement le Tribunal administratif fédéral pour le cas où elle envisagerait de déposer des données du recourant dans le cloud ne constitue pas une mesure provisionnelle. Dans l’affirmative, cela aurait dû conduire à l’admission partielle de la requête du recourant. Cette question est cependant laissée ouverte.
En tout état de cause, le Tribunal fédéral constate qu’il n’existe pas de risque de préjudice irréparable pour le recourant justifiant le prononcé d’une mesure provisionnelle. D’une part, la Chancellerie fédérale a garanti qu’elle ne traitait pas de données le concernant dans le cloud. D’autre part, le Tribunal administratif fédéral lui a ordonné de l’informer immédiatement pour le cas où cette situation était amenée à évoluer. Le Tribunal fédéral n’entre ainsi pas en matière sur cette partie du recours.
Le Tribunal fédéral entre toutefois en matière sur la deuxième partie du recours qui concerne les données traitées par d’autres organes fédéraux que la Chancellerie fédérale. Le Tribunal administratif fédéral s’était déclaré incompétent au motif qu’il pouvait uniquement prendre des mesures à l’égard du responsable du traitement au sens de la LPD et non pas à l’égard de l’administration fédérale. Le Tribunal fédéral confirme que pareille interprétation de la LPD est dépourvue d’arbitraire. Il rejette au surplus l’argument du recourant par lequel si l’autorité saisie s’estimait incompétente, elle aurait alors dû transmettre sans délai l’affaire à l’autorité compétente conformément à l’art. 8 al. 1 de la loi sur la procédure administrative (PA ; RS 172.021). De l’avis du Tribunal fédéral, il ressortirait de l’instruction de l’affaire que le recourant sait quelle(s) autorité(s) administrative(s) traite(nt) des données à son sujet, si bien qu’il pourrait sans difficulté entreprendre lui-même les démarches nécessaires directement auprès d’elles.
Ce quatrième arrêt met ainsi définitivement fin au volet de cette affaire portant sur la requête de mesure provisionnelle visant à ordonner à l’administration fédérale qu’elle cesse immédiatement de confier des données à des fournisseurs étrangers de services cloud. On attend dorénavant l’arrêt au fond du Tribunal administratif fédéral par lequel celui-ci devra trancher si une autorité fédérale est, de manière générale, autorisée à utiliser de tels services. Mais à ce stade, un sixième (et dernier !) arrêt du Tribunal fédéral ne peut pas être exclu.
Appréciation
Il y a sans doute, dans cette affaire, un peu d’opiniâtreté de la part du recourant, mais force est aussi de constater que, du côté de la Confédération et des tribunaux, tout le monde se renvoie un peu la balle pour éviter d’avoir à se prononcer. Pareille attitude est un peu paradoxale, si on tient compte du fait que tant le Tribunal administratif fédéral que le Tribunal fédéral semblent, malgré tout, prendre assez au sérieux le risque que des données du recourant puissent être traitées sans droit sur le cloud.
Car c’est bel et bien sur la base de la reconnaissance d’un tel risque que le Tribunal fédéral a cassé le premier arrêt du Tribunal administratif fédéral et que le Tribunal administratif fédéral a, par la suite, ordonné à la Chancellerie fédérale de l’informer immédiatement dans l’hypothèse où elle envisagerait de déplacer des données du recourant dans le cloud. Dans ces circonstances, la conclusion du dernier arrêt du Tribunal fédéral par laquelle il renvoie le recourant à répéter sa démarche auprès de chaque autorité fédérale individuellement semble un peu contradictoire, surtout si on considère que le recourant a déjà dû s’acquitter jusqu’ici de CHF 2000.- d’émolument rien qu’auprès du Tribunal fédéral.
Du côté des administrations publiques, une décision claire et rapide commence aussi à devenir pressante. Concrètement, il s’agit de savoir si le recours au cloud peut être assimilé à une situation ordinaire de sous-traitance pour laquelle il suffirait de passer un contrat avec toutes les garanties requises (cf. art. 10a LPD / art. 9 nLPD) ou si le changement de paradigme apporté par l’usage du cloud (infrastructures tierces ; partage de la maîtrise des données avec le fournisseur ; caractère généralement durable ; risque d’application concurrente d’un droit étranger ; souveraineté) est tel qu’il nécessite l’adoption de dispositions légales spécialement adaptées et, le cas échéant, une validation émanant du législateur.
Jusqu’à présent, la plupart des administrations publiques en Suisse sont parties de l’idée que le recours au cloud était assimilable à un cas de sous-traitance. Reconnaissant néanmoins le caractère particulier de cette technologie et aussi l’existence, malgré tout, de risques spécifiques par rapport à la sous-traitance ordinaire, elles ont tenté d’en encadrer l’usage. Pour cela, elles ont édicté toutes sortes de documents contenant des instructions assez précises, mais aussi rappelant les risques en cas d’utilisation inadéquate, risques pouvant conduire jusqu’à l’ouverture d’une procédure pénale à l’encontre du responsable du traitement, notamment pour violation des règles en matière de secret.
Face à cette situation, le canton de Fribourg a, de son côté, choisi une voie différente. Au vu de ses conséquences sur les administrés mais aussi sur le fonctionnement et l’organisation de l’état, il est parti du principe que le recours au cloud constitue un cas de sous-traitance qualifiée. Il a donc édicté des règles spécialement adaptées à son utilisation que le législateur a introduites aux art. 12b à 12e de sa loi sur la protection des données (LPrD ; RSF 17.1) et aux articles 27 à 30 de sa loi sur la cyberadministration (LCyb ; RSF 184.1). L’avantage de cette solution est que les responsables du traitement peuvent aujourd’hui compter avec le fait que, moyennant le respect des règles édictées, l’usage du cloud est autorisé et qu’ils ne risquent pas de poursuites pénales en cas de recours à cette technologie (cf. art. 14 CP).
Des solutions similaires se retrouvent aussi dans d’autres cantons. C’est le cas de Glaris (cf. art. 16 de la Gesetz über die digitale Verwaltung / GS II H/1), de Lucerne (cf. art. 13 ss de l’Informatikgesetz / SRL 26), de Schwyz (art. 30 ss de la Verordnung über die Informations- und Kommunikations-Technologie / SRSZ 143.113), de Zurich (Gesetz über die Auslagerung von Informatikdienstleistungen / ZH-Lex 172.71). Sur le plan communal, la ville de Bienne a adopté des règles semblables à l’article 7 de son ordonnance sur la sécurité de l’information (RDCo 1.5.2–5.2).
Proposition de citation : Michael Montavon, Public Clouds Confédération, la saga continue, 6 juin 2023 in www.swissprivacy.law/231
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