Clearview AI c. ICO : le tribunal a‑t-il étendu ou restreint le champ d’application du RGPD ?
Clearview AI Inc v The Information Commissioner [2023] UKFTT 819 (GRC)
Contexte
Clearview AI, une entreprise basée aux États-Unis, a développé une technologie de reconnaissance faciale qui permet à ses utilisateurs d’identifier des personnes à partir de photos. L’entreprise a constitué une vaste base de données en collectant massivement des photographies disponibles publiquement sur Internet, ainsi que certaines métadonnées associées à ces images. Cette base de données est ensuite mise à la disposition des forces de l’ordre et d’autres entités pour les aider dans leurs enquêtes.
En mai 2022, l’autorité de surveillance britannique (l’ICO) impose à Clearview AI une amende de £7.5 millions en raison de sa collecte de données de résidents du Royaume-Uni et de la manière dont ces données étaient utilisées.
L’ICO reproche à Clearview AI de violer plusieurs dispositions du RGPD britannique. Pour rappel, avec le Brexit, le Royaume-Uni a intégré le RGPD européen dans sa législation nationale, créant ainsi une réplique quasi identique du RGPD, comportant néanmoins des spécificités adaptées au contexte post-Brexit du Royaume-Uni (le « RGPD britannique »).
Le cadre territorial du RGPD britannique est décrit à son article 3. Cette disposition correspondant dans les grandes lignes à l’article 3 du RGPD, sous réserve des adaptations entre crochets ci-après :
Article 3 RGPD britannique : Territorial scope
- This Regulation applies to the processing of personal data in the context of the activities of an establishment of a controller or a processor in [the United Kingdom], regardless of whether the processing takes place in [the United Kingdom] or not.
- This Regulation applies to the [relevant] processing of personal data of data subjects who are in [the United Kingdom] by a controller or processor not established in [the United Kingdom], where the processing activities are related to :
(a)the offering of goods or services, irrespective of whether a payment of the data subject is required, to such data subjects in [the United Kingdom]; or
(b)the monitoring of their behaviour as far as their behaviour takes place within [the United Kingdom].
[2A. In paragraph 2, “relevant processing of personal data” means processing to which this Regulation applies, other than processing described in Article 2(1)(a) or (b) or (1A).]
- This Regulation applies to the processing of personal data by a controller not established in [the United Kingdom], but in a place where [domestic law] applies by virtue of public international law.
Cet article 3 prévoit donc, pour les entreprises n’ayant pas d’établissement dans le Royaume-Uni (ou l’Union européenne), que le RGPD britannique (respectivement le RGPD européen) s’applique uniquement si leurs activités de traitement sont liées à l’offre de biens ou de services à des individus dans le Royaume-Uni (respectivement dans l’UE) ou à la surveillance de leur comportement.
Notion de suivi du comportement (« monitoring »)
Dans le cas présent, Clearview AI n’a pas d’établissement au Royaume-Uni et ne fournit pas de services à des individus (ni au Royaume-Uni, ni ailleurs). L’une des questions centrales du litige concerne donc la notion de suivi du comportement (« monitoring »), car en l’absence d’un tel suivi du comportement le RGPD (britannique) ne s’applique pas et l’amende prononcée par l’ICO est infondée.
Pour déterminer l’existence d’un suivi du comportement, le « First-tier Tribunal » britannique analyse d’abord la notion de comportement (« behaviour »), qui n’est pas définie dans le RGPD. Selon le Tribunal (cf. §§ 117 et suivants de la décision), une interprétation large et « ouverte » de cette notion est nécessaire, mais elle doit nécessairement inclure une forme d’action (un verbe). Elle comprend notamment des informations sur ce que la personne fait, dit ou écrit, où elle est, avec qui elle est liée, ou ce qu’elle porte.
Le Tribunal interprète ensuite la notion de suivi (« montoring »). Il retient que le service de Clearview AI peut effectivement être utilisé pour suivre le comportement d’individus, notamment pour les identifier et les suivre (« tracking »), mais plus généralement pour prendre des décisions à leur propos. Relevons que cette conclusion n’était pas nécessairement évidente : après tout, le service sert principalement à identifier des individus et cela ne constitue pas encore un suivi du comportement. Toutefois le service permet notamment de « placer » des individus dans des lieux spécifiques et de tirer des conclusions sur leur présence dans ces lieux, ce qui selon le Tribunal constitue bel et bien un suivi de leur comportement (cf. § 123 de la décision).
Un « monitoring » ? Oui, mais par qui ?
Clearview AI ne contestait pas cette conclusion. Elle soutenait par contre que ses activités de traitement de données n’étaient pas directement liées au suivi du comportement des individus, mais plutôt à la fourniture d’un service à ses clients, principalement des agences de maintien de l’ordre étrangères. En d’autres termes, Clearview AI ne surveille pas directement le comportement d’individus : ce sont ses clients qui peuvent utiliser le service pour monitorer des individus.
Le Tribunal va juger que cet argument n’est pas pertinent. Il analyse deux traitements de données par Clearview AI :
- Traitement 1 – création et maintenance de la base de données : Clearview AI collecte, traite et stocke des milliards d’images pour créer une vaste base de données.
- Traitement 2 – recherche d’images : lorsqu’un client envoie une image à Clearview AI, l’entreprise la compare à sa base pour trouver des correspondances, puis renvoie les résultats.
Le Tribunal retient tout d’abord que Clearview AI agit en tant que responsable du traitement indépendant pour le Traitement 1. Ce point n’était pas contesté. Il retient ensuite que Clearview AI est un responsable conjoint du traitement aves ses clients pour le Traitement 2, car (i) la société détermine les finalités du traitement par ses clients en détaillant dans ses conditions générales la manière dont le service peut être utilisé (!) et (ii) la société et ses clients déterminent ensemble les modalités du traitement. Cela signifie que le suivi du comportement est effectué conjointement par Clearview AI (en tout cas pour le Traitement 2), rendant le RGPD en principe applicable à cette société.
Dans un raisonnement alternatif, le Tribunal retient que le RGPD s’applique même si le suivi du comportement est effectué par un tiers. Ce qui compte, c’est que le comportement d’individus soit suivi, pas l’entité qui effectue directement ce suivi :
138 [… ] « We agree that the use of the words “the monitoring” as opposed to “their monitoring” indicates that the mischief is the monitoring and not who is doing the monitoring. If that were the case and Article 3 were restricted in the way contended for by [Clearview AI] this would mean that it would be a simple matter for a controller/processor to avoid Article 3 by dividing/delegating their processing and monitoring activities to different legal persons ; “outsourcing” it as described by the Commissioner in order to avoid liability. »
Ce point est suffisamment important pour être répété : le RGPD peut s’appliquer en vertu de l’article 3(2)(b) RGPD même si le suivi du comportement est effectué par un tiers (ici les clients du responsable de traitement). Enfin, le Tribunal retient que les activités de traitement de Clearview AI, y compris le Traitement 1, sont bien liées au suivi du comportement effectué par ses clients, car ce suivi ne pourrait pas avoir lieu sans le Traitement 1 et que le but du Traitement 2 par Clearview AI est justement de permettre ce suivi. Par contre, le Tribunal n’analyse pas si comportement suivi intervient sur le territoire du Royaume-Uni, ce qui est pourtant une condition nécessaire pour l’application de l’art. 3(2)(b) (lequel prévoit : « the monitoring of their behaviour as far as their behaviour takes place within [the United Kingdom]”).
Il en résulte que la condition de l’article 3(2)(b) RGPD (britannique ou européen) est selon l’avis du Tribunal bien remplie dans le cas présent.
Le RGPD britannique ne s’applique toutefois pas à Clearview AI…
Malgré la conclusion précédente, le tribunal retient en définitive que le RGPD britannique ne s’applique pas à Clearview AI dans ce cas précis et annule donc la sanction prononcée par l’ICO contre cette société.
Le Tribunal juge en effet que les activités de traitement de Clearview AI sont liées à des activités qui tomberaient hors du champ d’application du droit de l’Union européenne – et donc du champ d’application matériel du RGPD selon l’art. 2(2)(a) RGPD – puisqu’elles sont intrinsèquement liées aux activités de poursuite pénale et de renseignement des gouvernements étrangers (Clearview AI fournit son service exclusivement à des forces de l’ordre (police) ou aux organismes de sécurité nationale non britanniques/européens, ainsi qu’à leurs sous-traitants). Le raisonnement du Tribunal se fonde pour le surplus sur des spécificités liées à la situation britannique post-Brexit qui conduisent au même résultat, soit que le RGPD britannique ne s’applique matériellement pas au cas présent, même s’il est territorialement applicable. L’analyse du Tribunal sur ce critère de l’application matérielle nous semble pour le moins discutable et il n’est à notre avis pas exclu qu’une autorité de recours, si elle est saisie, contredise le Tribunal sur cet élément (qui est décisif dans le cas présent, mais moins pertinent pour le lecteur suisse).
Il faut enfin rappeler que le traitement des données personnelles par des autorités de l’UE à des fins de prévention et de détection des infractions pénales, d’enquêtes et de poursuites en la matière ou d’exécution de sanctions pénales n’est pas régi par le RGPD mais par la Directive 2016/680. Selon le Tribunal, il conviendrait d’analyser cette directive si Clearview AI offrait son service aux forces de l’ordre britanniques (et probablement européennes). Rien dans le cas d’espèce ne laisse supposer que ce soit le cas.
Clearview AI peut donc continuer à collecter les images et vecteurs biométriques des résidents britanniques au profit des autorités non européennes, en tout cas jusqu’à ce que la décision soit portée devant une instance supérieure.
Implications pour les entreprises suisses
Si l’arrêt Clearview AI porte sur le RGPD britannique, ses considérations concernant la notion de suivi du comportement sont à notre avis pertinentes pour l’interprétation du RGPD. Le Tribunal britannique retient de manière claire que le RGPD (qu’il soit européen ou britannique) peut s’appliquer même si le suivi du comportement est effectué par un tiers.
Pour les fournisseurs de services basés en Suisse, il est donc important d’analyser non pas uniquement leurs propres activités, mais également la manière dont leurs services seront utilisés par leurs clients, afin de déterminer si le RGPD s’applique à eux. Ceci implique d’analyser en profondeur les rôles et responsabilités en matière de traitement des données des différents acteurs liés à chaque traitement.
L’arrêt Clearview AI doit être mis en parallèle avec la délibération de la formation restreinte de la CNIL du 20 décembre 2022 concernant l’application du RGPD à la société Lusha. Dans cette affaire, la CNIL a retenu que le RGPD ne s’applique pas à Lusha – qui collecte pourtant sur internet les coordonnées de résidents français – car aucun des critères de l’article 3 RGPD ne peut être retenu. La CNIL avait d’ailleurs expressément exclu un suivi du comportement, estimant que « 47 (…) la constitution de la base de données par [Lusha] repose uniquement sur le rapprochement entre des données de contacts professionnels (téléphone, adresse électronique) avec l’identité des personnes dont le profil est visité sur LinkedIn afin d’en vérifier la véracité. (…) [Lusha] n’utilise pas de techniques de traitement de données à caractère personnel qui consistent en un profilage d’une personne physique ». Dans ce cas, la CNIL ne semble pas s’être intéressée à l’utilisation faite par les utilisateurs de Lusha des services. Le cas ne s’y prêtait toutefois pas nécessairement et les développements de l’affaire Clearview AI apportent à notre avis un éclairage intéressant à cette thématique complexe.
Proposition de citation : Alexandre Jotterand, Clearview AI c. ICO : le tribunal a‑t-il étendu ou restreint le champ d’application du RGPD ?, 3 novembre 2023 in www.swissprivacy.law/262
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