Les limites du secret d’affaires – Recommandations du PFPDT en matière de transparence
Note : Par soucis de transparence, l’autrice souhaite préciser qu’un des demandeurs du cas analysé fait partie de l’équipe swissprivacy.law. Cet article a cependant été rédigé de manière indépendante.
Le 6 septembre 2023, le Préposé fédéral à la protection des données (PFPDT) publie une recommandation à la suite d’une procédure de médiation entre Smood SA et deux demandeurs d’accès.
Le cas concerne Smood SA (la demanderesse), une entreprise de livraison de nourriture similaire à UberEats ou JustEat ayant fait l’objet d’une enquête par la Commission fédérale de la poste (PostCom ou Autorité). Cette enquête visait à établir si Smood SA était soumise à une obligation d’annonce conformément à l’art. 4 de la loi sur la poste du 17 décembre 2010 (LPO ; RS 783.0).
Afin d’établir si cette obligation s’imposait ou non à Smood SA, la PostCom a établi un rapport d’expertise et analysé le modèle d’affaire de l’entreprise. Sur cette base, la PostCom a finalement rendu une décision indiquant que l’entreprise de livraison n’est pas soumise à l’obligation de l’art. 4 LPO.
Peu de temps après, deux demandeurs ont adressé une demande d’accès à la PostCom, sur la base de l’art. 6 al. 1 LTrans, afin de pouvoir obtenir le rapport d’expertise établi par la PostCom au sujet de Smood SA. Après plusieurs propositions de caviardage du rapport présentées par l’Autorité à l’entreprise de livraison et les refus subséquents de celles-ci, une procédure de médiation a été ouverte devant le PFPDT.
Les principaux arguments contre l’accès aux documents présentés par la demanderesse visent la protection du secret d’affaire de l’entreprise, la présence de données personnelles ainsi que le risque d’entrave à la libre formation de l’opinion dans le cadre d’autres procédures administratives ou judiciaires.
Sur l’argument du secret d’affaires, le caractère « secret » des informations caviardées est remis en question. En effet, le PFPDT rappelle que toutes les informations commerciales ne sont pas toujours couvertes par le secret d’affaires. Pour évaluer si une information est couverte, quatre conditions cumulatives doivent être remplies :
- Un lien entre l’information et l’entreprise
- L’information doit être relativement inconnue
- Un intérêt subjectif du détenteur du secret de ne pas vouloir révéler l’information
- Un intérêt objectif au maintien du secret
Les informations commerciales ne sont pas toutes considérées comme couvertes par le secret d’affaires. Ce sont plutôt les :
« données essentielles dont la connaissance par la concurrence entraînerait des distorsions du marché et conduirait à ce qu’un avantage concurrentiel soit retiré à l’entreprise concernée ou à un désavantage concurrentiel et donc un dommage lui soit causé. »
Des exemples de données commerciales pertinentes comprennent des informations relatives aux sources d’achat, à l’organisation de l’entreprise, au calcul des prix, aux stratégies commerciales, aux plans d’affaires ou aux listes de clients.
Il faut en particulier établir si la révélation de ces informations mettra concrètement en danger la compétitivité de l’entreprise. La menace de cette occurrence doit être grave et sérieuse.
Le PFPDT constate que plusieurs des passages caviardés ne sont pas des informations commerciales, mais relèvent de conclusions juridiques d’experts, de références aux lois, de commentaires ou de la jurisprudence ainsi que de contrats de vente et de livraison. Le caractère « relativement inconnu » des informations n’est, de plus, pas rempli, puisque de nombreuses informations relatives au modèle d’affaires ont été publiées à la suite de la communication de la décision par la PostCom. Dès lors, aucun intérêt objectif au maintien du secret n’est identifié.
Smood SA et la PostCom invoquent l’art. 7 al. 2 LTrans, qui prévoit l’accès limité aux documents lorsque l’accès à ceux-ci peut porter atteinte à la sphère privée de tiers. En règle générale, les données personnelles contenues dans le document doivent être anonymisées. Si cela n’est pas possible, notamment lorsque la demande d’accès vise à obtenir ces données personnelles, la communication peut être faite sur la base de la LPD. Dans ce cas, les données doivent être en rapport avec l’accomplissement d’une tâche publique (art. 19 al. 1bis let. a aLPD) et une balance des intérêts doit être faite entre l’intérêt public à la transparence et l’intérêt de la protection de la personnalité de tiers (art. 19 al. 1bis let. b aLPD).
Dans le cas d’espèce, un des demandeurs d’accès souhaite prendre connaissance de la liste des partenaires commerciaux de l’entreprise de livraison. L’anonymisation n’étant pas possible, le PFPDT procède à une balance des intérêts. Il rappelle à cette occasion la jurisprudence selon laquelle le besoin de protection des données personnelles est « moins important pour les personnes morales que pour les personnes physiques ». En outre, il précise que les demandeurs d’accès ne doivent pas justifier d’un intérêt à la consultation des documents, et qu’il n’appartient dès lors ni à Smood SA, ni à la PostCom d’évaluer l’intérêt ou l’opportunité de l’accès.
Sur le dernier point visant la crainte de la demanderesse que les « informations contenues dans le rapport d’expertise servent à influencer le sort de procédures administratives et judiciaires en cours », le PFPDT estime que ce cas visé par l’art. 7 al. 1 let. a LTrans n’est pas rempli. Le fait que la publication puisse mener à un débat public n’est pas suffisant.
En l’espèce, la procédure lors de laquelle le rapport a été élaboré est close et la décision y relative est entrée en force. De plus, le PFPDT considère que Smood SA et la PostCom n’ont pas suffisamment démontré « l’existence d’un risque d’atteinte notable de la libre formation de l’opinion ».
N’ayant pas pu renverser la présomption en faveur de l’accès au rapport d’expertise, le PFPDT recommande un accès complet au rapport d’expertise.
Cette recommandation du PFPDT suit la tendance générale de ne pas accepter un caviardage excessif et de privilégier l’intérêt du public à la transparence. Elle apporte également des renseignements sur les conditions permettant d’invoquer le secret d’affaires, souvent invoqué pour restreindre des demandes d’accès par les entreprises.
La protection de la sphère privée des personnes morales a été examinée, encore en application de l’ancienne LPD. Aujourd’hui, c’est l’art. 36 al. 3 LPD qui règle la question, reprenant les mêmes conditions cumulatives de l’art. 19 al. 1bis aLPD.
À noter que la recommandation du PFPDT n’est pas contraignante. L’Autorité doit par la suite rendre une décision qui peut faire l’objet d’un recours devant le Tribunal administratif fédéral, puis au Tribunal fédéral.
Proposition de citation : Charlotte Beck, Les limites du secret d’affaires – Recommandations du PFPDT en matière de transparence, 20 novembre 2023 in www.swissprivacy.law/267
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