Commerçants en ligne, prudence ?
Conclusions de l’avocat général M. Maciej Szpunar du 25 avril 2024, affaire C‑21/23
Introduction
Cet arrêt de la CJUE s’inscrit dans le cadre d’un litige opposant deux pharmaciens. Un premier pharmacien, qui exploite la pharmacie Lindenapotheke, vend des médicaments disponibles sans prescription médicale, mais dont la vente est réservée aux pharmacies. Il les commercialise à la fois dans ses locaux et en ligne via la plateforme Amazon Marketplace.
Lors des commandes en ligne, les acheteurs doivent choisir les médicaments à acheter, puis saisir des données telles que leur nom et leur adresse de livraison.
Les ventes en ligne de ce premier pharmacien font l’objet d’une action civile de la part d’un pharmacien concurrent, qui l’accuse de violer l’art. 9 RGPD et, par ricochet, l’art. 3a de la Loi allemande du 3 juillet 2004 sur la concurrence déloyale. Cette disposition définit comme étant déloyal le fait « d’enfrein[dre] une disposition légale destinée, notamment, à réglementer le comportement sur le marché dans l’intérêt de ses acteurs dès lors que cette infraction est susceptible d’affecter sensiblement les intérêts des consommateurs, des autres acteurs du marché ou des concurrents ». Selon le pharmacien concurrent, le processus de commande en ligne empêcherait les acheteurs de consentir explicitement au traitement de leurs données concernant la santé (art. 9 par. 2 let. a RGPD). Il demande ainsi au tribunal civil d’enjoindre l’exploitant de la Lindenapotheke de cesser les ventes en ligne jusqu’au rétablissement de l’ordre légal.
Par décision du Landesgericht Dessau-Rosslau, ultérieurement confirmée par l’Oberlandesgericht Naumburg, l’exploitant de la Lindenapotheke est enjoint de cesser ses ventes via Amazon Marketplace tant que les acheteurs ne peuvent pas consentir explicitement au traitement de leurs données concernant la santé. Amené à se prononcer sur un recours du pharmacien concerné, le Bundesgerichtshof saisit la CJUE de deux questions préjudicielles.
Les voies de recours du RGPD sont-elles exhaustives ?
L’action intentée par le pharmacien concurrent de la Lindenapotheke n’étant pas prévue par le RGPD, la CJUE doit d’abord déterminer si le RGPD règle exhaustivement les voies de recours.
Le RGPD, dont l’adoption était motivée par la nécessité de garantir un droit de la protection des données solide et cohérent au sein de l’Union européenne (consid. 7–13 du RGPD), règle les voies de recours à son chapitre VIII (art. 77 ss RGPD). Tout d’abord, toute personne concernée – voire toute entité qui la représente en vertu de l’art. 80 RGPD – est en droit d’introduire une réclamation auprès d’une autorité de contrôle (art. 77 par. 1 RGPD). Contre la décision respectivement l’absence de décision de cette autorité, la voie du recours juridictionnel est ouverte (art. 78 par. 1 et 2 RGPD). En parallèle, toute personne concernée a également le droit à un recours juridictionnel contre le responsable du traitement ou le sous-traitant (art. 79 par. 1 RGPD).
En revanche, le RGPD ne prévoit aucune voie de droit en faveur du concurrent de l’auteur présumé d’une violation du RGPD. Cela étant, les art. 77 ss RGPD mentionnent expressément que ces voies de droit existent sans préjudice des autres recours administratifs, juridictionnels ou extrajudiciaires.
Après interprétation du chapitre VIII (art. 77 ss RGPD), tant l’avocat général que la CJUE arrivent à la conclusion qu’un concurrent peut agir devant une juridiction civile pour solliciter l’interdiction de pratiques commerciales déloyales résultant de violations du RGPD. Ils relèvent en particulier que le législateur européen n’a pas voulu exclure les actions fondées sur le droit national de la concurrence déloyale même lorsque ces actions impliquent d’établir des violations du RGPD à titre incident. En outre, bien que les actions dénonçant des actes de concurrence déloyale poursuivent des objectifs différents que les voies de recours offertes par le RGPD aux personnes concernées, il n’en demeure pas moins qu’elles renforcent l’effet utile (art. 4 par. 3 TUE) du RGPD et contribuent ainsi à améliorer la protection des droits fondamentaux des personnes concernées.
Il en résulte que les voies de recours des art. 77 ss RGPD et les actions fondées sur le droit national de la concurrence déloyale coexistent. Par conséquent, la présente action civile du pharmacien concurrent fondée sur le droit allemand de la concurrence déloyale est admissible.
Les données saisies lors de la vente en ligne concernent-elles la santé ?
Il convient de rappeler que les médicaments disponibles à la vente sur Amazon Marketplace ne sont pas soumis à prescription médicale. C’est donc dans ce contexte particulier que la CJUE doit déterminer si les données saisies lors du processus de commande sont des données concernant la santé, c’est-à-dire des « données à caractère personnel relatives à la santé physique ou mentale d’une personne physique, y compris la prestation de soins de santé, qui relèvent des informations sur l’état de santé [passé, présent ou futur] de cette personne » (consid. 35 RGPD cum art. 4 ch. 15 RGPD).
Dans l’affirmative, le pharmacien exploitant la Lindenapotheke doit obtenir un consentement explicite de ses clients (art. 9 par. 2 RGPD) afin de lever l’interdiction générale de traiter cette catégorie particulière de données (art. 9 par. 1 RGPD). Dans la négative, ce pharmacien peut traiter directement les données personnelles de ses clients sur la base de l’art. 6 par. 1 let. a RGPD (consentement) ou de l’art. 6 par. 1 let. b RGPD (traitement nécessaire à la conclusion ou à l’exécution d’un contrat).
Dans ses conclusions, l’avocat général souligne d’abord que la commande en ligne de médicaments non soumis à prescription médicale est susceptible de révéler des informations sur l’état de santé. Cela étant, il estime que l’on est en présence de données concernant la santé uniquement si, dans les circonstances du cas concret, les données révèlent des informations sur l’état de santé de la personne concernée avec suffisamment de certitude. De simples suppositions ne suffisent pas.
En l’espèce, l’avocat général relève plusieurs incertitudes. D’une part, lorsque des médicaments ne sont pas symptomatiques d’une pathologie précise (p.ex. : paracétamol), ils ne fournissent aucune information précise sur l’état de santé d’une personne – ce d’autant plus que ces médicaments sont parfois achetés à titre préventif. D’autre part, en l’absence de prescription désignant nommément la personne à laquelle les médicaments sont destinés, il n’est généralement pas établi que la personne passant commande – et dont les données sont traitées – consommera les médicaments commandés. Faute d’informations précises, il en conclut que les données des clients ne sont pas des données concernant la santé (art. 4 ch. 15 RGPD).
Dans son arrêt, la CJUE prend toutefois le contre-pied de l’avocat général et retient que les données des clients qui commandent des médicaments non soumis à prescription sont des données concernant leur santé. Se référant à son arrêt C‑184/20 du 1er août 2022 (cf. Célian Hirsch, Le RGPD s’oppose-t-il à l’obligation de publier sur Internet une déclaration d’intérêts afin de lutter contre la corruption ?, 9 août 2022 in www.swissprivacy.law/164), la Cour relève dans un premier temps que la protection effective des droits de la personne concernée nécessite une interprétation large de la notion de « données concernant la santé ».
Dans un deuxième temps, la CJUE retient que l’on est bien en présence de données concernant la santé, dans la mesure où il est possible de faire un rapprochement entre les propriétés thérapeutiques du médicament et les clients passant commande.
Dans un troisième temps, la CJUE se demande certes si ce constat prévaut également lorsque l’identité du consommateur de médicaments non soumis à prescription n’est pas connue avec certitude. Elle retient toutefois que :
« […] il importe de vérifier, dans le cas d’un traitement de données à caractère personnel effectué par l’exploitant d’une pharmacie dans le cadre d’une activité exercée par le biais d’une plate-forme en ligne, si ces données permettent de révéler des informations relevant d’une des catégories visées à [l’art. 9 RGPD], que ces informations concernent un utilisateur de cette plate-forme ou toute autre personne physique » (point 86)
Si tel est le cas, les traitements de ces données sensibles sont interdits (art. 9 par. 1 RGPD], sous réserve des dérogations de l’art. 9 par. 2 RGPD. La CJUE précise même que :
« [c]ette interdiction de principe est indépendante du point de savoir si l’information révélée par le traitement en cause est exacte ou non ». […] [L]esdites dispositions ont pour objectif d’interdire ces traitements, indépendamment de leur but affiché et de l’exactitude des informations en question » (point 87)
Compte tenu de ce qui précède, la CJUE qualifie les données collectées par l’exploitant de la Lindenapotheke lors du processus de commande de données concernant la santé (art. 4 ch. 15 RGPD). Le traitement de ces données étant en principe proscrit (art. 9 par. 1 RGPD), il revient désormais au Bundesgerichtshof, en qualité de juridiction de renvoi, de vérifier l’existence d’une dérogation selon l’art. 9 par. 2 RGPD.
Une appréciation
La réponse apportée par la CJUE à la première question préjudicielle est convaincante. Puisque des questions de protection des données se posent lors de l’application d’autres législations telles que celles relatives au droit du travail ou au droit de la concurrence déloyale, il est nécessaire que les juridictions en charge de ce contentieux puissent examiner, à titre indicent, le respect des législations en matière de protection des données.
La CJUE a d’ailleurs déjà établi ce constat dans un arrêt C‑252/21 du 4 juillet 2023 (cf. Charlotte Beck, Publicité ciblée : sous quelle forme le consentement est-il suffisant ?, 22 août 2023 in www.swissprivacy.law/244) rendu en matière de droit de la concurrence. Dans cette affaire opposant Meta au Bundeskartellamt (autorité de la concurrence allemande), la CJUE a conclu qu’une autorité de la concurrence d’un État membre peut apprécier la conformité de conditions générales au RGPD pour déterminer si leur auteur abuse de sa position dominante (art. 102 TFUE).
La réponse de la CJUE a la seconde question préjudicielle est, en revanche, plus discutable car problématique à plusieurs égards.
Premièrement, cette jurisprudence entre en conflit avec le principe d’exactitude (art. 5 par. 1 let. d RGPD). En effet, il est difficilement concevable que le responsable du traitement puisse ne pas se soucier de l’exactitude des informations que le traitement relève (ou pas) sur l’état de santé, ce alors que le principe d’exactitude lui impose de traiter des données exactes et de rectifier respectivement d’effacer les données inexactes. À notre sens, le responsable du traitement qui traite des données concernant la santé dans un contexte incertain ne peut pas faire l’économie d’indiquer que ces données sont potentiellement inexactes.
Deuxièmement, lorsque les médicaments sont commandés pour un tiers, l’on perçoit mal comment ce tiers peut consentir explicitement au traitement de ses données personnelles concernant la santé alors qu’il ne participe pas au processus de commande.
Enfin troisièmement, cet arrêt a une portée bien plus large que le secteur de la pharma. Comme le relève très justement l’avocat général au point 46 de ses conclusions, un objet du quotidien tel qu’un simple livre est, selon les circonstances, susceptible de révéler des informations sur l’origine, les opinions politiques, les convictions religieuses ou philosophiques, l’appartenance syndicale, l’état de santé ou la vie sexuelle d’une personne. Il en va de même pour d’autres produits du quotidien tel que des vêtements ou même de la nourriture (p.ex. : végan, halal, etc.). Ainsi, le fait de ne pas tenir compte de l’exactitude des informations a pour effet de soumettre une part importante du commerce en ligne à l’art. 9 RGPD.
Au vu de l’incertitude que présente cet arrêt pour les commerçants en ligne, il serait bienvenu que la jurisprudence ultérieure de la CJUE précise sa portée exacte.
Proposition de citation : Nathan Philémon Matantu, Commerçants en ligne, prudence ?, 25 novembre 2024 in www.swissprivacy.law/325
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