Normes lucernoises de surveillance policière : surveiller c’est risqué !
Arrêt du Tribunal fédéral 1C_63/2023 du 17 octobre 2024
Le 24 octobre 2022, le Parlement lucernois approuve la révision de la loi sur la police cantonale (Gesetz über die luzerner Polizei ; PolG). Le Parlement introduit à cet effet plusieurs articles, qui concernent entre autres la recherche automatique de véhicule et la surveillance du trafic (art. 4quinquies), l’exploitation de systèmes d’analyse dans le domaine de la criminalité sérielle (art. 4sexies), les réseaux d’informations de polices et de centrales d’information (art. 4septies et 4octies) ainsi que les systèmes de représentation de la situation (art. 4novies). Le 1er février 2023, quinze personnes privées interjettent un recours contre la modification des articles susvisés par-devant le Tribunal fédéral.
Dans son analyse, le Tribunal fédéral rappelle que lorsque le droit supérieur est en cause, il convient d’interpréter les normes cantonales dans un sens qui permet leur compatibilité avec des normes fédérales, respectivement internationales (ATF 144 I 306, consid. 2).
Notre Cour suprême examine d’abord l’article 4quinquies PolG/LU qui autorise l’installation de caméras capables de reconnaître automatiquement les plaques d’immatriculation de véhicules circulant sur le territoire cantonal ainsi que leurs occupants (AFV ; Automatisierte Fahrzeugfahndung und Verkehrsüberwachung). Cet article précise que la collecte d’informations est strictement limitée à la recherche de personnes ou d’objets et à la poursuite de crimes et délits (al. 1). Les données recueillies peuvent être comparées de manière automatisée avec des banques de données contenant des mandats de recherche concrets (al. 2) et conservées jusqu’à 100 jours dans le cadre d’une investigation secrète (art. 286 al. 2 CPP) ou pour la recherche de personnes disparues ou en fuite (al. 4). En l’absence de concordance, les données doivent être détruites dans un délai maximal de 100 jours (al. 5). En cas de concordance, leur destruction est régie par les dispositions applicables de procédure pénale ou administrative.
Les recourants invoquent notamment le droit à la liberté personnelle (art. 10 al. 2 Cst) et le droit à la vie privée et à l’autodétermination en matière informationnelle (art. 13 Cst, art. 8 CEDH et art. 17 Pacte II ONU). Ils se prévalent également du fait que l’art. 4quinquies PolG/LU ne satisfait pas aux exigences de précisions requises lorsqu’une norme porte gravement atteinte aux droits fondamentaux des personnes concernées.
À titre liminaire, notre Haute Cour souligne que la recherche automatisée de véhicules, en raison du risque d’erreurs et de l’analyse massive de données, nécessite une base légale formelle (ATF 146 I 11, consid. 3.3). La loi doit définir précisément la portée de la comparaison des données afin que les usagers puissent prévoir les informations collectées et traitées. Selon la jurisprudence du Tribunal fédéral et de la CEDH, la condition de proportionnalité s’applique plus strictement aux processus automatisés visant un nombre indéterminé de personnes (ATF 149 I 218, consid. 8). De plus, l’intérêt général portant à l’identification des personnes ou objets recherchés ne suffit pas à justifier un contrôle global (ATF 149, I 218, consid. 8.7.2). Le Tribunal fédéral ajoute que toute mesure de surveillance poursuivant exclusivement des objectifs de droit pénal nécessite une base légale dans le CPP. Il souligne également que la conservation des données pendant 100 jours ne répond pas aux exigences de nécessité (cf. art. 36 Cst). Enfin, notre Haute Cour conclut à l’abrogation de l’article 4quinquies PolG/LU en raison de l’atteinte grave et disproportionnée aux droits fondamentaux qu’il cause.
Le Tribunal fédéral aborde ensuite l’article 4sexies PolG/LU qui autorise la police lucernoise à exploiter ou participer à des systèmes d’analyse dans le but de prévenir et d’élucider des crimes et délits commis de manière répétée et fréquente par les mêmes auteurs (al. 1). Les autorités policières peuvent ainsi analyser de manière automatisée les données nécessaires, y compris les données personnelles sensibles, et les échanger avec les autorités de police fédérales et cantonales par procédure d’appel (al. 2). Les données collectées doivent être détruites dès qu’elles ne sont plus nécessaires à l’enquête, et dans tous les cas cinq ans après leur collection. Toutefois, les produits anonymisés des systèmes d’analyse peuvent être conservés pour une période plus longue (al. 3).
Les recourants invoquent une atteinte grave aux droits fondamentaux. Ils expliquent entre autres que la loi n’exclut pas l’introduction d’instruments de predictive policing dont les prémisses comportent un risque de discrimination et de résultats faussement positifs, en raison des biais inhérents à ce type de programme.
Le Tribunal fédéral doit donc déterminer si l’article 4sexies PolG/LU constitue une restriction aux droits fondamentaux conforme à l’art. 36 Cst. Concernant la précision de la base légale visée, il rappelle qu’en droit de poursuite pénale, l’exigence de précision se heurte à la nature même de l’activité policière qui vise des dangers difficilement prévisibles (ATF 147 I 103, consid. 16). Cette exigence peut ainsi être compensée par des garanties procédurales, où le principe de proportionnalité joue un rôle clé (ibidem).
Notre Haute Cour relève d’abord que les logiciels PICAR et PISCAL dont l’utilisation est envisagée par les autorités lucernoises ne sont pas interconnectés à d’autres systèmes. Les données sont exportées quotidiennement dans un fichier Excel, puis traitées manuellement par les analystes. Le Tribunal fédéral estime que leur utilisation n’entraîne pas une ingérence plus grave dans le droit à l’autodétermination en matière informationnelle que le travail traditionnel de la police. Toutefois, il note que la loi ne précise pas quels logiciels seront utilisés. Le Tribunal fédéral rappelle que l’utilisation de systèmes algorithmiques complexes rend la prise de décision incompréhensible et incontrôlable. Il relève que la loi lucernoise n’exclut pas l’usage de technologies comme la reconnaissance faciale, à risques faussement positifs ou négatifs, et se réfère pour le surplus au Règlement UE 2024/1689, qui qualifie de « haut risque » les systèmes biométriques automatisés. En raison de cette imprécision, l’article 4sexies PolG ne constitue pas une base légale qui peut prévoir des atteintes aux droits fondamentaux, notamment car il s’applique à tous les crimes et délits en série sans distinction. La norme peut toutefois être interprétée conformément au droit supérieur, notamment si elle ne couvre que l’usage de logiciels tels que PICAR, où la saisie et l’analyse des données sont manuelles. Le Tribunal rejette donc les griefs des recourants sur ce point, en insistant tout de même sur la nécessité de spécifier dans la loi quels sont les logiciels utilisés.
Notre Haute Cour analyse ensuite l’article 4septies PolG/LU qui autorise la police lucernoise à collaborer avec les corps de police d’autres cantons pour exploiter en commun des centrales d’intervention (al. 1 et échanger, par procédure d’appel, les données nécessaires, y compris sensibles (al. 2). Cette disposition vise à assurer la continuité des appels d’urgence en cas de panne ou surcharge d’une centrale des cantons de Suisse centrale. Le message parlementaire de la loi précise que la protection des données et les autorisations d’accès seront réglées par des conventions à conclure dans le cadre du concordat.
Les recourants soutiennent que la disposition est insuffisante, faute de délimitation précise des données échangeables, de leur finalité et de leur utilisation ultérieure.
Le Tribunal fédéral reconnaît l’importance des centres de coordination communs et de l’accès aux données des cantons affiliés. Il relève que les règles sur la protection des données et les autorisations d’accès doivent encore être fixées dans des accords intercantonaux, susceptibles d’un contrôle abstrait des normes (ATF 138 I 435). En conséquence, il déclare ce grief irrecevable et rejette le recours sur ce point.
L’article 8octies PolG/LU permet à la police lucernoise de participer à un système d’échange de données sur des personnes, véhicules, objets et opérations sur le plan fédéral et cantonal (al. 1), y compris des données sensibles par procédure d’appel (al. 2). Ces procédures automatisées autorisent des tiers à traiter les données sans intervention de l’autorité émettrice. Cette disposition s’inscrit dans l’initiative POLAP (Polizeiliche Abfrageplatform), visant à simplifier l’échange de données policières en Suisse.
Les recourants critiquent l’imprécision de la disposition, affirmant qu’elle facilite excessivement l’échange de données policières. Ils soutiennent que les données partagées échappent au contrôle cantonal et que les autorisations des destinataires ne font pas l’objet de vérifications systématiques. Selon eux, la procédure d’appel ne garantit pas une utilisation strictement limitée aux cas disposant d’une base légale suffisante et proportionnée.
Le canton de Lucerne réfute ces griefs en invoquant l’art. 3d PolV/LU, qui encadre l’échange de données sur la plateforme POLAP et le système d’enquête fédéral pour des procédures préliminaires et pénales (al. 1). Il précise que les données échangées se limitent à celles nécessaires aux missions policières (al. 2). Le canton affirme que l’échange concerne uniquement des données préexistantes, ce qui, selon lui, n’entraîne pas d’atteinte grave aux droits fondamentaux. Cet article s’inscrit dans la mise en place de la plateforme POLAP, que le Tribunal fédéral indique en cours de remaniement pour intégrer les préoccupations exprimées par les préposés cantonaux et fédéral à la protection des données.
Le Tribunal fédéral souligne d’abord la complexité de la mise en œuvre d’un réseau de systèmes d’information de police, basé sur une multitude de réglementations cantonales, potentiellement divergentes et contradictoires. Il rappelle ensuite que la procédure d’appel permet l’accès direct aux données policières par d’autres cantons et par la Confédération, sans nécessiter une demande d’entraide administrative documentée. Ce système comporte donc, dans certaines circonstances, un risque d’atteintes graves au droit à l’autodétermination en matière d’information.
Le Tribunal fédéral relève que la norme est formulée de manière trop vague et fait renvoi général à l’ordonnance, ce qui ne répond pas aux exigences de précision normative. Il considère qu’un partage global des données contrevient au principe de proportionnalité, l’accès intégral aux données n’étant pas nécessaire, notamment dans les cas de moindre importance. Le Tribunal fédéral renvoie à l’ATF 149 I 218, qui précise que l’échange de données impliquant une atteinte grave au droit à l’autodétermination en matière informationnelle et nécessite une réglementation formelle, en particulier en ce qui concerne les principes de l’échange de données. Le Tribunal fédéral admet le recours sur ce point et abroge l’article 8octies PolG/LU.
Le Tribunal fédéral examine le dernier grief des recourants, à savoir l’article 4novies PolG/LU qui permet à la police lucernoise de participer à des systèmes de la Confédération et des cantons pour la présentation d’images de la situation (Lagebild) (al. 1) et d’échanger les données personnelles nécessaires à cet effet, y compris les données personnelles sensibles, avec d’autres autorités de la Confédération et des cantons (al. 2). Un tableau de la situation permet en effet de représenter clairement sur une carte l’ensemble des états de la situation et de leur évolution possible dans les domaines de l’environnement et des autres risques, facilitant ainsi la prise de mesures appropriées et l’utilisation optimale des ressources policières grâce aux informations en temps réel. Actuellement, seul le canton de St-Gall dispose d’un tel système depuis 2016. L’accès au système lucernois est limité aux collaborateurs spécialisés, et les données échangées incluent des informations sur les manifestations, les chantiers, les « points chauds », les statistiques sur la criminalité sérielle et les personnes disparues.
Les recourants soutiennent que la base légale est trop vague, mais ne contestent pas le but de l’établissement du suivi de la situation ni les explications fournies dans le message législatif. Le Tribunal fédéral rejette ainsi ce dernier grief.
Conclusion
Cet arrêt, dit aussi arrêt POLAP, offre une analyse détaillée par le Tribunal fédéral des difficultés à concilier une règlementation cantonale à un système de partage d’information au niveau national en l’absence de législation fédérale correspondante. Il aborde également les risques associés à un échange global, voire automatisé, de données pour les droits fondamentaux des individus concernés.
Tandis que l’autorité de protection des données néerlandaises a récemment amendé l’entreprise de reconnaissance faciale Clearview AI, notamment pour l’usage de données biométriques de sujets de droit sans base légale appropriée, il est rassurant de voir que le Tribunal fédéral s’aligne avec les standards européens et rejette strictement les logiciels automatisés de predictive policing (police prédictive) qui comportent des risques élevés de résultats faussement positifs et discriminatoires.
À défaut de voir favoriser l’efficacité d’un système de réseau d’échange de données policières uniformes en Suisse, il apparaît que le Tribunal fédéral privilégie une application uniforme des standards de protection des données européens en s’appuyant pour la première fois sur le Règlement UE 2024/1689 afin de compléter son analyse juridique.
Proposition de citation : Mallorie Ashton-Lomax, Normes lucernoises de surveillance policière : surveiller c’est risqué !, 23 janvier 2025 in www.swissprivacy.law/334
Les articles de swissprivacy.law sont publiés sous licence creative commons CC BY 4.0.