Le Conseil fédéral révèle sa feuille de route pour l’intelligence artificielle en Suisse
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I. Introduction
Le mois de février 2025 est-il placé sous le signe de développements législatifs importants pour l’intelligence artificielle ? C’est ce qu’on pourrait croire. D’un côté, l’Union européenne déploie par étape son nouveau règlement sur l’intelligence artificielle en interdisant depuis le 2 février 2025 les systèmes d’intelligence artificielle qui présentent des risques inacceptables. D’un autre côté, le Conseil fédéral a révélé le 12 février 2025 sa feuille de route pour encadrer l’intelligence artificielle en Suisse, attendue depuis le 22 novembre 2023… Le Conseil fédéral semble avoir fait sien l’adage italien chi va piano va sano e va lontano.
La feuille de route présentée par le Conseil fédéral dans son communiqué de presse a fait grand bruit, autant dans la presse que dans les domaines scientifiques et économiques. On y relève la volonté du Conseil fédéral de réglementer l’intelligence artificielle. Oui, mais en évitant tout zèle législatif. Car cette réglementation doit permettre d’exploiter le potentiel de l’intelligence au profit de la Suisse en tant que place économique et d’innovation, tout en maintenant les risques pour la société.
Alors quelles solutions le Conseil fédéral propose-t-il concrètement ? Elles sont au nombre de trois et sont formulées sur la base des documents suivants :
- un état des lieux sur la réglementation de l’intelligence artificielle ;
- une analyse juridique qui examine les dispositions de la Convention-cadre du Conseil de l’Europe sur l’intelligence artificielle et du Règlement sur l’intelligence artificielle de l’Union européenne et leurs conséquences pour la Suisse, mais également certains domaines juridiques suisses.
- une analyse sectorielle qui donne un aperçu des modifications existantes et prévues du droit fédéral dans différents secteurs en rapport avec l’intelligence artificielle ; et
- une analyse par pays qui présente les développements réglementaires en rapport avec l’intelligence artificielle.
II. Solutions proposées par le Conseil fédéral
A. Ratification de la Convention-cadre du Conseil de l’Europe sur l’intelligence artificielle
Le Conseil fédéral a confirmé son intention de ratifier la Convention-cadre du Conseil de l’Europe sur l’intelligence artificielle et les droits de l’homme, la démocratie et l’État de droit (Convention STCE 225), ouverte à la signature depuis le 5 septembre 2024. Cette décision s’inscrit dans une volonté d’aligner la Suisse sur les standards internationaux en matière de gouvernance de l’intelligence artificielle, tout en préservant une approche propre à son cadre juridique et économique.
En faisant de la ratification de cette convention le premier point de sa feuille de route, la Suisse annonce la couleur de sa démarche retenue : pragmatisme et flexibilité avant toute chose. La Suisse n’a donc pas l’intention de surréglementer l’intelligence artificielle, mais elle reconnaît la nécessité d’un cadre minimal pour garantir le respect des droits fondamentaux et la transparence des systèmes d’IA.
L’impact concret de cette ratification dépendra toutefois largement des mesures de mise en œuvre que la Suisse adoptera. Le Conseil fédéral prévoit ainsi de déposer un projet de consultation d’ici fin 2026 pour déterminer les ajustements législatifs nécessaires en matière de transparence des systèmes d’IA, de protection des données, de non-discrimination et de surveillance. L’enjeu sera d’assurer un équilibre entre innovation technologique et protection des droits fondamentaux, sans alourdir inutilement les obligations pesant sur les entreprises et administrations concernées.
B. Approche sectorielle et non générale
Dans la droite ligne de sa tradition législative, la Suisse écarte l’option d’une législation générale de l’intelligence artificielle. Plutôt que de suivre l’exemple de l’Union européenne, qui impose un cadre général et transversal basé sur une classification des risques, le Conseil fédéral opte pour une régulation sectorielle, adaptée aux spécificités des différents domaines d’application de l’intelligence artificielle.
Plutôt que d’adopter une régulation horizontale et contraignante, la Suisse mise donc sur une approche différenciée, évitant ainsi le carcan d’une législation unique et rigide. Concrètement, la mise en œuvre de la Convention-cadre du Conseil de l’Europe en droit suisse ciblera en premier lieu les autorités étatiques, avec une adaptation progressive des législations existantes en fonction des besoins et des risques identifiés. En d’autres termes, il n’est pas question d’imposer un cadre général applicable indistinctement à tous les acteurs, mais plutôt de renforcer les législations spécifiques là où cela s’avère nécessaire.
Cette approche est à saluer. Elle permet de concilier innovation et régulation, en évitant une surcharge administrative pour les entreprises tout en assurant la protection des droits fondamentaux et la transparence des systèmes d’intelligence artificielle. Le Conseil fédéral prévoit ainsi d’examiner les secteurs les plus sensibles, tel que la santé, afin de déterminer si des adaptations législatives ciblées sont requises.
C. Au-delà de la loi, des mesures incitatives
Le Conseil fédéral ne mise pas uniquement sur des adaptations législatives pour encadrer l’intelligence artificielle. Conformément à son approche, il prévoit également des mesures juridiques non contraignantes. Loin d’un encadrement rigide, ces outils visent à offrir aux acteurs économiques et institutionnels des lignes directrices claires sans imposer de nouvelles obligations légales strictes.
Ces mesures pourront prendre différentes formes, notamment des accords d’autodéclaration par lesquels les entreprises pourraient par exemple s’engager volontairement à respecter certains principes en matière de transparence, de protection des données ou de gestion des risques. De même, des solutions sectorielles pourront être développées, avec des standards techniques ou des codes de conduite adaptés aux réalités des différents domaines d’application de l’intelligence artificielle. Cette approche n’est pas nouvelle pour les experts en protection des données dès lors que la LPD prévoit déjà, par exemple, la possibilité d’adopter des codes de conduite sectoriels.
Dans cette optique, le Conseil fédéral a chargé l’administration fédérale d’élaborer d’ici fin 2026 un plan définissant des mesures non contraignantes supplémentaires. Ce plan devra tenir compte de la compatibilité de l’approche suisse avec celle de ses principaux partenaires commerciaux, évitant ainsi un isolement préjudiciable aux entreprises suisses. Les milieux concernés, tant internes qu’externes à l’administration fédérale, seront impliqués afin de garantir une approche concertée et alignée sur les besoins des différents secteurs.
III. Prochaines étapes : cap sur 2026
Le Conseil fédéral a tracé la suite de la procédure, confirmant l’adage italien susmentionné. D’ici fin 2026, le DFJP, en collaboration avec le DETEC et le DFAE, présentera un projet de consultation visant à transposer la Convention-cadre du Conseil de l’Europe sur l’intelligence artificielle dans le droit suisse. Ce projet devra préciser les mesures juridiques nécessaires dans quatre domaines clés : la transparence des systèmes d’IA, la protection des données, de la non-discrimination et de la surveillance.
Quand on connaît le temps qu’a pris la révision totale de la LPD, on se réjouit déjà de se replonger dans de nouvelles modifications qui ne manqueront pas de donner du travail à l’Assemblée fédérale. Espérons toutefois que le niveau de protection prévu par la LPD ne soit pas revu à la baisse, comme certains politiciens pourraient le souhaiter, eux qui voient dans la protection des données une forme de tyrannie bureaucratique. Or, bien souvent, ce ne sont pas les règles qui posent problème, mais leur mise en œuvre. La protection des données n’a pas pour but de brider l’innovation, mais bien d’assurer un équilibre entre progrès technologique et respect des droits fondamentaux.
Parallèlement, un plan de mesures non contraignantes sera élaboré par le DETEC, le DFJP, le DFAE et le DEFR. L’objectif est de définir des instruments complémentaires, tels que des standards sectoriels ou des engagements volontaires, tout en s’assurant que l’approche suisse reste compatible avec celle de ses principaux partenaires commerciaux. Pour garantir la pertinence et l’acceptabilité de ces mesures, les acteurs concernés, qu’ils soient issus de l’administration fédérale ou du secteur privé, seront consultés et impliqués dans ces travaux.
Avec cette feuille de route, la Suisse confirme son choix d’une régulation pragmatique et progressive. La consultation à venir constituera une étape clé pour évaluer l’impact des solutions envisagées et leur adéquation avec les attentes des milieux économiques et des défenseurs des droits fondamentaux.
IV. Conclusion
La Suisse fait le choix d’une régulation à la carte, en modulant son intervention selon les secteurs concernés. Cette méthode s’inscrit dans la tradition suisse, privilégiant une approche fondée sur les risques et la proportionnalité plutôt qu’une législation générale et contraignante. Là où les risques liés à l’intelligence artificielle sont jugés élevés, des adaptations législatives sont prévues, tandis que dans d’autres domaines, jugés suffisamment encadrés, la Suisse opte pour des mesures non contraignantes telles que des standards techniques ou des codes de conduite sectoriels.
Cette flexibilité assumée reflète la volonté du Conseil fédéral de préserver l’attractivité économique du pays tout en maintenant un encadrement proportionné des risques liés à l’intelligence artificielle. Mais cette approche fragmentée sera-t-elle suffisante pour garantir un niveau de protection harmonisé et répondre aux attentes des partenaires internationaux ? Seule la mise en œuvre concrète de cette feuille de route permettra d’en juger.
Quoi qu’il en soit, cette annonce tombe à point nommé : un joli cadeau pour les amoureux de la protection des données à l’approche de la Saint-Valentin. Reste à savoir si ce sera une romance durable ou un feu de paille législatif…
Proposition de citation : Livio di Tria, Le Conseil fédéral révèle sa feuille de route pour l’intelligence artificielle en Suisse, 13 février 2025 in www.swissprivacy.law/337
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