Le profilage à risque élevé de la nLPD : réflexions autour d’un monstre de Frankenstein
Dans le cadre de la révision intégrale de la LPD, la définition et la règlementation du profilage ont fait l’objet de vifs débats parlementaires, et couler l’encre médiatique (p. ex. Le Nouvelliste, 24.09.2020). Le compromis adopté à l’issue de la Conférence de conciliation introduit deux notions distinctes dans la loi : le profilage (art. 5 let. f nLPD) et le profilage à risque élevé (art. 5 let. g nLPD).
Si la première est connue du droit européen (art. 4 ch. 4 RGPD), la seconde a été créée de toutes pièces par nos parlementaires. Le texte légal indique qu’en sus des attributs d’un profilage « ordinaire » (soit (1) le traitement de données personnelles (2) au moyen de techniques de traitement automatisées (3) afin d’évaluer les aspects personnels d’un individu, cf. en droit européen WP29 251 rév. 01 p. 7), le profilage à risque élevé doit présenter les caractéristiques suivantes :
- un appariement de données ;
- la possibilité d’apprécier les caractéristiques essentielles de la personnalité d’une personne physique ; et
- un risque élevé pour la personnalité ou les droits fondamentaux de la personne concernée.
A notre sens, le premier élément est dépourvu de portée propre, tout profilage (y compris un profilage « ordinaire » au sens de la let. f) reposant sur un appariement de données. Le deuxième réintroduit dans la nLPD la notion de « profil de la personnalité » du droit actuel (art. 3 let. d LPD). On se référera dès lors à la jurisprudence et à la doctrine existantes, en particulier à l’arrêt de principe « Moneyhouse » (TAF, 18.04.2017, A‑4232/2015), pour déterminer si le traitement conduit à l’établissement d’un profil de la personnalité selon ce second critère. Il sied de rappeler ici que le profil de la personnalité se rapporte au résultat du traitement, alors que le profilage se réfère à une forme de traitement particulière (FF 2017 6641 s.). Le troisième critère, s’il peut paraître tautologique au regard de la notion qu’il vise à définir, pose des difficultés d’interprétation.
On peut en particulier s’interroger sur la relation entre le critère du risque élevé et celui du profil de la personnalité : tout profilage qui résulte en un profil de la personnalité constitue-t-il un profilage à risque élevé au sens de la loi, ou faut-il analyser séparément si le résultat du profilage constitue un profil de la personnalité et si ceci crée un risque élevé pour les droits de la personne concernée ?
L’interprétation littérale et systématique conduirait plutôt à privilégier la seconde hypothèse : la lettre de l’art. 5 let. g nLPD mentionne séparément le profil de la personnalité et le risque élevé pour les droits de la personne concernée. En outre, plusieurs autres dispositions légales (art. 14 al. 1 let. d, art. 22, et art. 24 al. 1 nLPD) se réfèrent à la notion de risque élevé. Or, certaines de ces dispositions (en particulier l’art. 22 relatif à l’analyse d’impact et l’art. 24 relatif à l’éventuel devoir d’annonce d’une violation de la sécurité des données) requièrent de toute évidence une évaluation des risques in concreto. La cohérence requerrait dès lors une appréciation du risque concret lors de l’application de cette disposition.
Par opposition, l’interprétation historique et téléologique laisse entendre que tout profilage résultant en un profil de la personnalité est à qualifier de profilage à risque élevé. Lors des débats sous la Coupole, de nombreux parlementaires considéraient manifestement tout profilage menant à l’établissement d’un profil de la personnalité comme problématique. L’introduction de la notion de profilage à risque élevé vise précisément à maintenir le niveau de protection existant s’agissant de l’établissement de profils de la personnalité.
Comment choisir entre ces deux interprétations raisonnables, mais contradictoires ? S’agissant d’une disposition légale introduite lors de débats parlementaires très récents, il nous semble difficile de faire fi de la volonté manifeste du législateur et de la ratio legis. On peut certes regretter l’ambiguïté du texte de l’art. 5 let. g nLPD et le manque de cohérence dans la systématique légale, mais ces manquements ne nous surprennent pas, s’agissant du fruit d’un compromis politique de dernière minute. Selon nous, la prudence voudra dès lors qu’on interprète la notion de profilage à risque élevé comme comprenant tout profilage donnant lieu à l’établissement d’un profil de la personnalité, indépendamment du risque concret (en ce sens également, Vasella, Überlegungen zum Profiling mit hohem Risiko, datenrecht.ch ; contra, Rosenthal, Das neue Datenschutzgesetz, Jusletter 16.11.2020 N 27).
Cette interprétation large n’engendre pas de difficultés pratiques particulières, au regard des conséquences modestes du profilage à risque élevé : le consentement à un tel profilage, lorsqu’il est nécessaire (cf. Vasella, Neues DSG : kein grundsätzliches Einwilligungserfordernis beim Profiling, auch nicht bei hohem Risiko, datenrecht.ch), devra être explicite (art. 6 al. 7 let. b nLPD). L’intérêt prépondérant du responsable de traitement à l’évaluation de la solvabilité de la personne concernée ne pourra justifier un profilage à risque élevé (art. 31 al. 2 let. c ch. 1 nLPD, ce qui codifie la jurisprudence « Moneyhouse » susvisée). Contrairement à ce que suppose Rosenthal (Rosenthal, Das neue Datenschutzgesetz, Jusletter 16.11.2020 N 27), il n’en découlera pas une consultation systématique du Préposé selon l’art. 23 nLPD. Le risque abstrait découlant d’un « profilage à risque élevé » devra bien plus conduire le responsable de traitement à procéder à une analyse d’impact (art. 22 al. 1 nLPD), l’éventuelle consultation du Préposé (art. 23 nLPD) dépendant de l’évaluation du risque concret (en ce sens également, Vasella, Überlegungen zum Profiling mit hohem Risiko, datenrecht.ch).
Le compromis politique trouvé par les Chambres a conduit à l’adoption d’une disposition équivoque, partiellement tautologique et à la réintroduction « par la petite porte » d’un concept de l’ancien droit. Malgré les casse-têtes dogmatiques créés par ce monstre de Frankenstein législatif, une interprétation relativement simple nous semble s’imposer : tout profilage qui résulte en un profil de la personnalité doit être considéré comme un profilage à risque élevé au sens de l’art. 5 let. g nLPD. En tout état, les implications d’une telle qualification sont relativement restreintes. En particulier, on distinguera la fiction de risque élevé de l’art. 5 let. g nLPD du risque élevé concret menant à la consultation du Préposé selon l’art. 23 nLPD.
Proposition de citation : Emilie Jacot-Guillarmod, Le profilage à risque élevé de la nLPD : réflexions autour d’un monstre de Frankenstein, 24 août 2021 in www.swissprivacy.law/86
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