Recension : Eva Cellina, La commercialisation des données personnelles
L’appréhension juridique des « données personnelles » est un casse-tête qui tient – et qui tiendra encore longtemps – tête aux juristes. Par nature, les données personnelles sont en effet immatérielles, duplicables et intimement liées à la personnalité de la personne concernée (ou des personnes concernées puisqu’une même donnée peut concerner plusieurs individus). Considérées comme le nouvel or noir, les données personnelles peuvent non seulement rendre riche celui ou celle qui les détient, mais aussi et surtout lui conférer le pouvoir. Dans ce contexte, le développement de nouveaux outils permettant la collecte de données personnelles en masse a engendré de nouveaux marchés, où les individus « sont » le produit, à l’image des sites web ou des applications proposant des services gratuits contre des collectes de données personnelles à demi cachées. Ces pratiques ont inévitablement engendré la question de savoir si et comment les données personnelles ainsi collectées pouvaient être commercialisées, le respect des droits des personnes concernées étant alors au centre des inquiétudes. C’est à cette thématique épineuse et hautement actuelle qu’Eva Cellina a consacré sa thèse de doctorat.
L’ouvrage, publié en automne 2020, part du postulat que la personne concernée par les données commercialisées se situe en Suisse. Eu égard à la nature transfrontalière des échanges de données personnelles, l’auteure prend en compte les hypothèses selon lesquelles le responsable du traitement peut quant à lui se trouver non seulement en Suisse, mais aussi en Europe ou aux Etats-Unis. Sans proposer une étude de droit comparé au sens strict, la thèse offre des éclairages réguliers, bienvenus et précieux sur le RGPD et le droit étasunien.
La thèse se compose de trois parties. La première partie est consacrée à la notion de données personnelles ainsi qu’à leurs modes de collecte, et offre une comparaison intéressante entre le droit suisse et étranger, en particulier sur les limites de ce qui doit ou non être considéré comme une « donnée personnelle » (problématique des données anonymisées). L’auteure y souligne les disparités de régimes juridiques et met en lumière le défi qui consistera à trouver des normes harmonisées dans un monde où les collectes et les traitements de données s’effectuent aujourd’hui rarement sur un territoire national unique.
La deuxième partie a pour objet le contrat de commercialisation des données personnelles, selon une méthodologie classique d’étude des contrats (obligation des parties, inexécution, fin du contrat, etc.). Un chapitre en particulier retient l’attention : celui dédié à la qualification du contrat. Au terme d’une analyse convaincante, l’auteure parvient à la conclusion que le contrat de commercialisation des données personnelles est un contrat innommé sui generis, et plus particulièrement un contrat de licence. Deux situations peuvent plus précisément être distinguées. Il faut reconnaître l’existence d’une licence proprement dite si le responsable du traitement a collecté lui-même les données et dispose d’une licence non exclusive sur les droits de la personnalité de la personne concernée. A l’inverse, une licence improprement dite doit être admise si le responsable du traitement traite les données en l’absence d’une licence proprement dite ou pour les cas où les données proviennent d’une collecte indirecte.
Dans la troisième et dernière partie, l’auteure aborde la question des limites à la commercialisation des données personnelles. Le chapitre dédié aux limites découlant de la collecte des données personnelles est particulièrement digne d’attention. L’auteure y analyse de manière approfondie dans quelle mesure et à quelles conditions l’usage des données personnelles peut être cédé, en particulier dans le contexte d’une collecte en ligne. Sont en particulier discutées la validité du consentement des personnes concernées (ex.: par l’acceptation de conditions générales) ainsi que les autres limites posées par le droit de la protection des données (ex.: respect des principes généraux de la protection des données, communications transfrontières). L’auteure déplore dans ce contexte un déficit d’information à l’égard des personnes concernées, un manque de transparence ainsi que des atteintes aux principes généraux de proportionnalité, de finalité et d’exactitude.
Au final, il ressort de cette thèse que l’un des principaux défis de la commercialisation des données personnelles réside dans la clarification des liens complexes entre le principe de liberté contractuelle et les normes de protection des données, voire plus généralement les normes de protection du consommateur.
Dans un monde où les technologies évoluent à une vitesse fulgurante, Eva Cellina est parvenue à publier une thèse de doctorat pleinement actuelle, surmontant ainsi l’écueil pourtant important de la « thèse technologique dépassée une fois publiée ». S’il est évident que de nombreuses questions restent ouvertes (ex.: comment améliorer la transparence dont la déficience est dénoncée ?), cet ouvrage offre une contribution notable à la construction du cadre juridique helvétique de la numérisation.
Proposition de citation : Frédéric Erard, Recension : Eva Cellina, La commercialisation des données personnelles, 25 janvier 2021 in www.swissprivacy.law/51
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