Le RGPD s’oppose-t-il à l’obligation de publier sur Internet une déclaration d’intérêts afin de lutter contre la corruption ?
Arrêt CJUE C‑184/20 du 1er août 2022
Un directeur d’une société lituanienne active dans la protection de l’environnement reçoit des fonds publics. En raison de la perception de ces fonds, la loi lituanienne lui impose de déposer une déclaration d’intérêts privés auprès de la Haute commission lituanienne.
Cette déclaration doit notamment indiquer les renseignements suivants, concernant tant le déclarant que son conjoint, concubin ou partenaire :
- « cadeaux (autres que ceux de proches) reçus au cours des douze derniers mois civils si leur valeur est supérieure à 150 euros ;
- informations sur les transactions conclues au cours des douze derniers mois civils et autres transactions en cours si la valeur de la transaction est supérieure à 3 000 euros ;
- proches ou autres personnes ou données connues du déclarant susceptibles de donner lieu à un conflit d’intérêts ».
La déclaration est ensuite publiée sur le site Internet de la Haute commission.
Le directeur s’oppose in casu à rendre une telle déclaration. Saisi du litige, le tribunal administratif régional de Vilnius pose deux questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) :
- Le RGPD, en particulier son 6 par. 1 let. c RGPD (licéité du traitement), s’oppose-t-il à la publication sur Internet de la déclaration d’intérêts privés d’un directeur d’une société percevant des fonds publics ?
- L’ 9 par. 1 RGPD (catégories particulières de données personnelles) s’applique-t-il à la publication de données qui divulguent indirectement l’orientation sexuelle d’une personne
1. La publication sur Internet de la déclaration d’intérêts privés
L’art. 6 par. 1 RGPD prévoit les six possibilités exclusives qui rendent un traitement de données personnelles licite en droit européen. L’art. 6 par. 1 let. c RGPD prévoit la licéité du traitement à la condition suivante :
« le traitement est nécessaire au respect d’une obligation légale à laquelle le responsable du traitement est soumis ».
La CJUE doit ainsi examiner si la publication sur Internet de la déclaration d’intérêts privés d’un directeur d’une société percevant des fonds publics est proportionnée. Cela implique que le traitement de données vise un intérêt public, est apte à atteindre l’objectif poursuivi et qu’il n’existe pas de mesure moins intrusive par rapport aux autres moyens de réaliser cet objectif.
Concernant l’intérêt public, la mise en ligne de la déclaration concrétise le principe de transparence des déclarations d’intérêts. La CJUE reconnaît que ce principe sert « à prévenir les conflits d’intérêts et à lutter contre la corruption dans le secteur public ». Or ces intérêts sont « incontestablement d’intérêt public » (par. 75).
Concernant l’aptitude, la CJUE considère que la mise en ligne de la déclaration est « propre à prévenir les conflits d’intérêts et la corruption, à accroître la responsabilité des acteurs du secteur public et, partant, à renforcer la confiance des citoyens dans l’action publique » (par. 83).
Enfin, la CJUE se penche de manière plus approfondie sur le critère de la nécessité. Elle critique d’emblée le fait que :
« l’un des principaux arguments avancés par la Haute commission dans la procédure au principal pour justifier la publication des déclarations d’intérêts privés est le fait qu’elle ne disposerait pas des ressources humaines suffisantes pour contrôler effectivement toutes les déclarations qui lui sont soumises » (par. 88).
Or le manque de ressource ne peut pas justifier une atteinte aux droits fondamentaux garantis par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (la protection des données est protégée par l’art. 8 de la Charte).
Par ailleurs, le Gouvernement lituanien a lui-même reconnu que l’obligation de fournir une déclaration d’impartialité est suffisante pour atteindre les objectifs visés. La publication de la déclaration sur Internet irait ainsi au-delà de ce qui est strictement nécessaire.
Même si une telle publication devait être nécessaire, la CJUE relève qu’il n’est pas nécessaire de divulguer les données personnelles du conjoint, concubin ou partenaire et des proches ou autres personnes connues du déclarant susceptibles de donner lieu à un conflit d’intérêts. Il en va de même pour la publication systématique, en ligne, de la liste des transactions du déclarant dont la valeur est supérieure à EUR 3’000 ; celle-ci n’est pas non plus strictement nécessaire.
En effet, la CJUE voit des risques importants, notamment criminels, en raison du fait que ces données personnelles soient accessibles sur Internet à un « nombre potentiellement illimité de personnes » (par. 102). Cette publication constitue donc une ingérence grave.
Même si la lutte contre la corruption revêt une importance majeure, une mise en balance doit être effectuée. Or, en l’espèce, la CJUE relève qu’aucune garantie n’a été mise en place pour contrer les risques d’abus de ces données librement accessibles.
Partant, la CJUE considère que la publication sur Internet des données nominatives relatives au conjoint, concubin ou partenaire du déclarant ainsi qu’aux personnes proches ou connues susceptibles de donner lieu à un conflit d’intérêts, et des données sur toute transaction conclue au cours des douze derniers mois civils dont la valeur excède EUR 3’000.- viole l’art. 6 par. 1 RGPD.
2. Les données qui divulguent indirectement l’orientation sexuelle d’une personne sont-elles des données sensibles ?
Selon l’art. 9 par. 1 RGPD :
« Le traitement des données à caractère personnel qui révèle l’origine raciale ou ethnique, les opinions politiques, les convictions religieuses ou philosophiques ou l’appartenance syndicale, ainsi que le traitement des données génétiques, des données biométriques aux fins d’identifier une personne physique de manière unique, des données concernant la santé ou des données concernant la vie sexuelle ou l’orientation sexuelle d’une personne physique sont interdits ».
En l’espèce, la déclaration d’intérêt contient des données nominatives sur le conjoint, concubin ou partenaire, ce qui permet de déduire l’orientation sexuelle du déclarant.
L’art. 9 par. 1 RGPD utilise d’abord le terme « révéler » pour une première catégorie de données, puis le terme « concerner » pour la seconde (« des données concernant la santé ou des données concernant la vie sexuelle ou l’orientation sexuelle »).
La CJUE refuse toutefois de se limiter à une interprétation littérale et préfère « une analyse contextuelle » (par. 124). Premièrement l’art. 4 par. 15 RGPD fait référence aux « données concernant la santé » qui comprennent les données « relatives » à la santé. Le considérant 35 est également large : « l’ensemble des données se rapportant à l’état de santé ».
La CJUE retient ainsi une « interprétation large » des données sensibles, ce qui est conforme au but du RGPD : garantir un niveau élevé de protection des données personnelles.
Partant, les données qui sont « susceptibles de dévoiler, de manière indirecte, des informations sensibles » constituent des données sensibles au sens de l’art. 9 par. 1 RGPD.
À notre avis, cette interprétation large peut être problématique. En effet, il nous semble que grâce aux possibilités actuelles de recoupement de données, des informations seront souvent « susceptibles de dévoiler, de manière indirecte, des informations sensibles », telles que la santé ou l’orientation sexuelle d’une personne. Or le traitement de données sensibles est soumis à des conditions plus strictes (art. 9 par. 2 RGPD) que celles applicables aux traitements de données (art. 6 par. 1 RGPD).
En droit suisse, les données sensibles sont des données « sur » (über) notamment la santé, la sphère intime ou l’appartenance à une race (art. 3 let. ch. 2 LPD). La nLPD ne modifie pas cet élément (cf. art. 5 let. c nLPD).
Comme le souligne Simon Henseler, le Préposé fédéral à la protection des données et à la transparence (PFPDT) a retenu une interprétation contextuelle des données sensibles dans son rapport final relatif à l’E‑Cockpit de PostFinance. En l’espèce, l’E‑Cockpit de PostFinance analysait les données de paiement des clients et les classait notamment dans des catégories comme médecin, hôpital, opticien. Cela étant, PostFinance n’utilisait pas ces données. Seul le client pouvait en bénéficier. Le PFPDT a donc considéré qu’il ne s’agissait pas d’un traitement de données sensibles (p. 7–8).
À notre avis, une interprétation aussi extensive des données sensibles, telle que retenue en l’espèce par la CJUE, ne se justifie pas en droit suisse. En effet, non seulement ni la LPD ni la nLPD ne visent à « garantir un niveau élevé » de protection des données. Au contraire, le législateur helvétique a volontairement adopté en septembre 2020 une loi bien moins contraignante (la nLPD) que le RGPD. Par ailleurs, l’interprétation systématique, effectuée par la CJUE, des « données concernant la santé » n’est pas non plus transposable à la nLPD. Partant, cette nouvelle jurisprudence n’est selon nous pas transposable en droit suisse.
Proposition de citation : Célian Hirsch, Le RGPD s’oppose-t-il à l’obligation de publier sur Internet une déclaration d’intérêts afin de lutter contre la corruption ?, 9 août 2022 in www.swissprivacy.law/164
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