Documents officiels et données personnelles : la nécessité d’effectuer une double pesée des intérêts
Arrêt du Tribunal fédéral 1C_93/2021 du 6 mai 2022
Le présent arrêt a fait l’objet d’une première contribution (cf. www.swissprivacy.law/170) ; nous y commentions la conclusion du TF selon laquelle la demande d’accès des requérantes doit être examinée sous l’angle de la LTrans, en particulier ses art. 6 ss, et non sous l’angle de l’art. 19 al. 2 de la Loi fédérale sur la surveillance de la révision (LSR) qui ne constitue pas une disposition spéciale au sens de l’art. 4 LTrans.
La présente contribution poursuit le commentaire de l’arrêt précité et revient cette fois sur les critiques émises par le TF à propos de la pesée des intérêts effectuée par le TAF dans l’arrêt entrepris (i.e. B‑6115/2019 du 16 décembre 2020). L’état de fait à l’origine de l’arrêt commenté ici ne sera pas répété ci-après, le lecteur étant invité à se référer à la première contribution.
Dans l’arrêt en question, le TF examine la question de savoir si l’accès au rapport litigieux doit être refusé pour des raisons liées à la protection des données, comme le TAF l’a retenu.
Les conditions légales applicables en matière d’accès à un document officiels
Le TF rappelle qu’un document officiel peut être consulté même si l’accès au document peut porter atteinte à la sphère privée de tiers (art. 7 al. 2 LTrans), ou même si le document contient des données personnelles non anonymisées de tiers (art. 9 al. 2 LTrans cum art. 19 LPD), et ce après une pesée d’intérêts. L’articulation de ces dispositions fait l’objet de controverses doctrinales que la jurisprudence surmonte selon une approche pragmatique, que l’on peut résumer comme suit.
L’autorité doit en premier lieu examiner si les données personnelles du document concerné peuvent être rendues anonymes. Si elles ne peuvent pas l’être, l’autorité doit procéder à une pesée des intérêts in concreto au terme de laquelle l’intérêt public à la transparence est jugé prépondérant sur la protection de la sphère privée des personnes dont les données sont contenues dans le document (pour une analyse plus détaillée, cf. Alexandre Flückiger/Mike Minetto, La communication de documents officiels contenant des données personnelles, in RDAF 2017 I p. 558, 565 ss).
Les données personnelles des personnes physiques (collaborateurs)
En l’espèce, le TF reproche au TAF d’avoir considéré que le rapport litigieux était, dans son ensemble, une donnée personnelle dont l’anonymisation était impossible. Cette approche, trop indifférenciée, ne permet pas de procéder à une pesée nuancée des intérêts en présence. Le TF poursuit l’analyse en distinguant les données personnelles relatives à l’organe de révision (A. SA) de celles de ses collaborateurs.
S’agissant des données personnelles des collaborateurs (personnes physiques) éventuellement contenues dans le rapport, leur anonymisation est en principe possible. Cependant, ni le TAF ni l’Autorité fédérale de surveillance en matière de révision (ASR) n’ont clarifié si le rapport contenait de telles données ni dans quelle mesure une anonymisation protégerait le droit à l’autodétermination informationnelle des éventuelles personnes physiques concernées.
Les données personnelles de la personne morale et la pesée des intérêts in concreto
S’agissant des données personnelles de A. SA, le rapport litigieux en contient à l’évidence puisque ce document concerne spécifiquement son activité de révision en relation avec CarPostal. Une anonymisation des données personnelles n’est donc pas possible et il convient de procéder à une pesée des intérêts en présence (art. 9 al. 2 LTrans cum art. 19 LPD). Le TF critique à cet égard la pesée des intérêts effectuée par le TAF sur plusieurs points.
Premièrement, le TAF n’a pas suffisamment examiné l’intérêt privé de A. SA au maintien du secret. En effet, il ne va pas de soi que les données personnelles concernant A. SA sont des données sensibles sur « des poursuites ou sanctions pénales et administratives » (art. 3 let. c ch. 4 LPD). Selon le TF, il convient de distinguer entre la procédure de vérification (art. 16 al. 1ter à al. 3 LSR) et la procédure d’enforcement (art. 16 al. 4 et 17 LSR). La première consiste pour l’ASR à clarifier les faits et constater d’éventuelles violations des obligations légales ; la seconde est celle que l’ASR ouvre éventuellement au terme de la première et qui débouche ou non sur des sanctions administratives (p. ex. blâme écrit, retrait de l’agrément).
En l’occurrence, le rapport litigieux ressort à la procédure de vérification et non à la procédure d’enforcement, et on doit se demander si, de ce fait, il entre dans la catégorie des données sensibles. De plus, pour procéder à une pesée des intérêts complète, le TAF aurait dû clarifier si un éventuel dommage à la réputation de A. SA n’était pas déjà survenu au moment de la publication du communiqué de presse du 4 décembre 2018, dans quelle mesure la mise à disposition du rapport pourrait lui causer un autre dommage et quelle serait la gravité de ce dommage.
Deuxièmement, les développements du TAF concernant l’intérêt public à la transparence sont insuffisants.
Tout d’abord, le TAF a omis de prendre en compte l’intérêt général du public à pouvoir vérifier l’activité de surveillance de l’ASR.
Ensuite, le TAF a nié, à tort, l’existence d’un intérêt public prépondérant tel que mentionné à l’art. 6 al. 2 OTrans : au vu de l’attention que le scandale CarPostal a suscitée auprès des médias et des pouvoirs politiques, la mise à disposition de documents à ce sujet sert un intérêt particulier à l’information qui doit être pris en compte dans la pesée des intérêts.
Enfin, c’est également à tort que le TAF a retenu que l’intérêt des requérantes à accéder au rapport litigieux ne pouvait pas être considéré comme un intérêt public, car il était de nature purement financière, les précitées cherchant à préparer un éventuel procès en responsabilité contre A. SA. D’une part, l’intérêt à l’accès n’a pas à être pris en compte dans le cadre d’une demande d’accès en application de la LTrans. D’autre part, les requérantes sont entièrement détenues par la Confédération, élément qui est susceptible d’exercer une influence dans la pesée des intérêts.
Le TF en conclut que le TAF a violé l’art. 19 al. 1bis LPD et lui renvoie l’affaire pour examiner les possibilités d’anonymisation du rapport et procéder à une nouvelle pesée des intérêts dans le sens des considérants. Dans ce cadre, le TAF devra donner à A. SA l’occasion de faire valoir son droit d’être entendu (art. 11 LTrans).
Cet arrêt est intéressant car il met en évidence une particularité de la LTrans qui ne ressort pas explicitement de la loi : en présence d’un document officiel contenant des données personnelles de tiers, l’autorité saisie d’une demande d’accès effectue une double pesée des intérêts. Tout d’abord, elle examine si la consultation du document est d’emblée exclue en raison d’intérêts publics ou privés qu’elle juge manifestement prépondérants (art. 7 LTrans). Ensuite, si la consultation n’est pas d’emblée exclue pour ce motif, l’autorité doit en principe entendre les tiers concernés (art. 11 al. 1 LTrans) et, cela fait effectuer une seconde pesée des intérêts en prenant en compte cette fois les intérêts des tiers avant de statuer sur la demande d’accès (pour plus de détails sur ce point, cf. Alexandre Flückiger, La transparence des données personnelles au service de l’intégrité de l’administration publique, in Droit public de l’organisation – responsabilité des collectivités publiques – fonction publique, 2020, vol. 2019–2020, pp. 77 ss, 84 ss).
Enfin, on relèvera que les intérêts des personnes morales continueront à être pris en compte dans le cadre des pesées d’intérêts évoquées ci-dessus, après l’entrée en vigueur de la nouvelle Loi fédérale sur la protection des données (nLPD) le 1er septembre 2023. En effet, même si la nLPD ne s’appliquera plus aux données concernant des personnes morales, le nouvel art. 9 al. 2 LTrans prévoit que lorsque le document officiel visé par une demande d’accès contient des données concernant une personne morale qui ne peuvent pas être anonymisées, l’art. 57s LOGA sera applicable (FF 2020 7397 ss, 7435), lequel a la même teneur que l’actuel art. 19 al. 1bis LPD.
Proposition de citation : Grégoire Chappuis, Documents officiels et données personnelles : la nécessité d’effectuer une double pesée des intérêts, 12 décembre 2022 in www.swissprivacy.law/189
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