Courriel sur la réforme des retraites : détournement de finalité et communication à caractère politique selon la CNIL
Contexte
Le 26 janvier 2023, un courriel ayant pour titre « Réforme des retraites : Message de Stanislas Guerini aux agents de la Fonction publique » est envoyé à 2 346 303 agents publics actifs de l’administration française.
Le courriel est adressé par le Ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique (ci-après : Ministère de l’Économie) pour le compte du Ministère de la Transformation et de la Fonction publique. Il contient une vidéo ainsi qu’une pièce jointe intitulée « Pour nos retraites : un projet de justice, d’équilibre et de progrès ». La vidéo consiste dans un message filmé du Ministre de la Transformation et de la Fonction publique aux agents publics exposant et justifiant un projet de réforme des retraites, alors en cours d’adoption.
Près de 1 600 plaintes sont déposées auprès de la CNIL, l’Autorité française de protection des données. Il est reproché aux ministères concernés d’avoir utilisé et détourné l’adresse de messagerie électronique des agents publics à des fins de communication politique. Les adresses de messagerie électronique ont été extraites de la plateforme qui héberge l’« espace numérique sécurisé des agents publics de l’État » (ci-après : l’ENSAP), géré par le Ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique (ci-après : le Ministère de l’Économie).
Statuant sur cette affaire, la formation restreinte de la CNIL a prononcé le 9 novembre 2023 un rappel à l’ordre à l’encontre des deux ministères pour les sensibiliser « sur l’usage des données à caractère personnel détenues par l’administration au titre de ses missions et dont le traitement doit être respectueux du cadre légal et réglementaire applicable ». Elle a aussi estimé que ce rappel à l’ordre devait pour la même raison être publié, car le public « a démontré, au cours des derniers mois, un fort intérêt pour les questions relatives au traitement de ses données à caractère personnel par l’État, comme en témoigne le nombre sans précédent de plaintes reçues à l’issue de cette communication ».
Délibérations de la CNIL
La première partie des délibérations porte sur la qualité de responsables conjoints du traitement des deux ministères. La CNIL rappelle que le responsable du traitement est défini, selon l’art. 4 par. 7 RGPD, comme la personne physique ou morale, l’autorité publique, le service ou un autre organisme qui, seul ou conjointement avec d’autres, détermine les finalités et les moyens du traitement et qu’en vertu de l’art. 26 RGPD, lorsque deux responsables du traitement ou plus déterminent conjointement les finalités et les moyens du traitement, ils sont les responsables conjoints du traitement.
Il ressort des constatations de la CNIL que le courriel litigieux a fait l’objet de plusieurs échanges entre les deux ministères. Bien qu’il ait été envoyé par le Ministère de l’Économie auquel est rattaché l’ENSAP, c’est néanmoins le Ministère de la Transformation et de la Fonction publique qui en est à l’origine. Il a demandé au Ministère de l’Économie d’adresser une communication aux agents de l’État sur les mesures incluses dans le projet de réforme de la loi sur les retraites en cours de préparation ; il a transmis le message à envoyer ; il a encore demandé s’il était possible, d’une part, d’insérer la vidéo de manière à pouvoir la regarder directement dans le courriel et, d’autre part, si des statistiques pouvaient être établies concernant le taux d’ouverture et de visionnage de la vidéo ainsi que, dans la mesure du possible, du nombre de clics sur la pièce jointe.
Pour la CNIL, il apparaît qu’en souhaitant adresser une communication aux agents publics sur la réforme des retraites, le Ministère de la Transformation et de la Fonction publique a défini les finalités du traitement et qu’en sollicitant à cette fin le Ministère de l’Économie pour l’envoi du courriel et en lui donnant les instructions relatives au contenu et à la forme de la communication, il a également défini les moyens du traitement. Néanmoins, la CNIL relève que, selon les décrets applicables, la responsabilité de l’ENSAP relève du Ministère de l’économie, qui détermine les finalités et les moyens du traitement relatifs à la plateforme. Dans ces circonstances, la CNIL considère que le Ministère de la Transformation et de la Fonction publiques et le Ministère de l’Économie doivent être regardés comme conjointement responsables du traitement en cause.
La deuxième partie des délibérations porte sur la licéité du courriel adressé aux agents publics. La CNIL rappelle qu’à teneur de l’art. 5 par. 1 let. b RGPD les données personnelles doivent être collectées pour des finalités déterminées, explicites et légitimes, et ne pas être traitées ultérieurement de manière incompatible avec ces finalités.
La CNIL se réfère d’abord au décret du 21 novembre 2022 fixant les modalités d’utilisation du traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé Espace numérique sécurisé des agents publics (ENSAP). Ce traitement a pour finalité de mettre à disposition des agents publics un espace numérique sécurisé offrant des services personnalisés relatifs aux pensions de l’État, à la paie et aux élections des représentants du personnel dans la fonction publique de l’État. À ce titre, il permet notamment aux agents publics : i) de disposer d’un outil d’échange et de communication avec l’administration ; ii) de disposer d’un espace d’archivage de documents relatifs aux pensions de l’État (…) et à la paie « ; iii) d’obtenir la simulation du montant de la retraite servie par le régime des retraites de l’État et iv) d’effectuer des démarches en ligne.
Pour la CNIL, il résulte de ces dispositions que le traitement en cause permet à l’administration uniquement d’adresser aux agents publics des courriels les informant qu’un document est disponible sur la plateforme ENSAP afin de leur offrir des services personnalisés, mais pas de communiquer directement avec eux par échange de courriels.
La CNIL se penche ensuite sur le contenu du courriel adressé. Elle relève qu’il est signé du Ministre de la Transformation et de la Fonction publique et qu’il contient une allocution officielle de ce dernier exposant en détail le projet de réforme des retraites. Cette communication comporte des informations concrètes sur les évolutions envisagées pour le régime de pension ainsi qu’un document séparé sur ce sujet. La CNIL critique cependant le fait que cet envoi intervienne avant l’adoption du projet de loi par le Parlement et que la teneur générale du message vise à convaincre de la nécessité et du bien-fondé de la réforme. Finalement, la CNIL souligne que, contrairement à ce qui est habituellement fait pour les communications via l’ENSAP, le courriel adressé n’invitait pas son destinataire à aller consulter un message sur la plateforme, mais contenait directement le message qui intégrait un lien vers une vidéo hébergée sur un service tiers.
De l’avis de la CNIL, le courriel signé par le ministre, le format de la vidéo et la teneur générale du message sont incompatibles avec la finalité de l’ENSAP. Il est certes loisible à l’administration de communiquer auprès de ses agents toutes les informations nécessaires à l’exercice de leur mission ou relatives à leur statut d’agent public, mais elle ne saurait le faire que dans le respect des dispositions régissant les plateformes qu’elle utilise. Or la CNIL considère que, dans le cas d’espèce, le courriel adressé ne correspond pas à une communication entre des agents publics et leur administration, mais relève d’une action de communication politique.
Appréciation
Cette affaire pourrait constituer un cas d’école dans le domaine de la protection des données. On y trouve des considérations intéressantes concernant le statut de responsables conjoints du traitement et sur la portée du principe de finalité. Mais le résultat final semble néanmoins un peu sévère.
Les développements de la CNIL concernant le statut de responsables conjoints du traitement sont globalement convaincants et n’appellent pas de commentaires particuliers. Du reste, ils ne sont pas non plus contestés par les deux Ministères concernés. On peut tout de même regretter l’absence de toutes considérations concernant la fixation des responsabilités entre les deux Ministères comme le prévoit l’art. 26 RGPD.
Plus délicate est la qualification du courriel litigieux. En substance, la CNIL est d’avis que le message d’information sur le projet de réforme des retraites adressé par le Ministère de la Transformation et de la fonction publique constitue un détournement de données personnelles à des fins de communication politique.
Tout d’abord, la CNIL critique la temporalité du message. Elle est d’avis qu’un tel message aurait dû intervenir après l’adoption du projet de réforme et non avant. Pareil argument peine quelque peu à convaincre. Il est incontestable qu’un sujet tel que la réforme des retraites aura un impact considérable auprès des agents publics et qu’il peut susciter auprès d’eux interrogations et résistance. Il semble donc normal dans ces conditions que l’administration communique au sujet de cette réforme avant qu’elle ne soit définitivement adoptée. Le cas échéant, cela doit permettre aux agents publics et aux partenaires sociaux de faire remonter auprès du gouvernement leurs doléances et d’éventuelles propositions d’amendements. Au contraire, c’eût été une forme de mépris de ces derniers, si le gouvernement avait soumis cette réforme au Parlement sans même prendre la peine de s’adresser à eux. A titre de comparaison, l’art. 33 de la loi fédérale sur le personnel de la Confédération (LPers) énonce expressément que l’employeur fournit en temps utile au personnel et aux associations qui le représentent toutes les informations relatives aux questions importantes en matière de personnel et qu’il les consulte avant toute modification légale de leur statut.
Ensuite, la CNIL considère qu’en faisant usage des adresses électroniques présentes dans l’ENSAP pour communiquer sur la réforme des retraites, les Ministères concernés ont commis un détournement de finalité. Selon le décret relatif à l’ENSAP, la plateforme a pour finalité de mettre à disposition des agents publics un espace numérique sécurisé offrant des services personnalisés relatifs aux pensions de l’État, à la paie et aux élections des représentants du personnel dans la fonction publique de l’État. À ce titre, il permet notamment aux agents publics de disposer d’un outil d’échange et de communication avec l’administration.
À la lecture, de cette disposition, une violation du principe de finalité ne paraît pas non plus évidente. Il est vrai que le message en question ne correspond pas en tant que tel à un service personnalisé, mais il concerne directement le régime applicable à ces services. On peut dès lors de se demander si le fait d’être informé des futurs changements de ce régime ne fait pas partie des attentes légitimes des personnes qui y sont assujetties. Dans l’affirmative, il y aurait lieu d’admettre que le traitement en cause est à tout le moins compatible avec la finalité fixée dans le décret ENSAP (art. 5 par. 1 let. b RGPD ; voir à ce sujet : www.swissprivacy.law/144). Certes, la CNIL relève le « nombre sans précédent de plaintes reçues à l’issue de cette communication ». On note cependant qu’elles ne représentent « que » 0,07 % des destinataires du message litigieux.
Il est vrai cependant que le mode de communication choisi par les Ministères n’est pas totalement exempt de critiques. Comme c’est généralement le cas pour les plateformes de ce type, l’ENSAP n’envoie pas directement de contenu aux usagers sur leur adresse de messagerie, mais uniquement un message les informant qu’un tel contenu est disponible sur la plateforme. Ce mode de communication assure un niveau plus élevé de sécurité et conserve la confidentialité des communications effectuées. Or, en l’espèce, le message adressé aux agents publics ne se limitait pas à leur annoncer un nouveau contenu sur la plateforme, mais contenait l’entier de celui-ci. Cette manière de procéder s’écarte donc des normes établies et aurait dû être évitée.
Proposition de citation : Michael Montavon, Courriel sur la réforme des retraites : détournement de finalité et communication à caractère politique selon la CNIL, 21 décembre 2023 in www.swissprivacy.law/275
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