Autodétermination informationnelle d’une société dans une procédure d’assistance administrative en matière fiscale ? Oui, mais non

TAF, arrêt A‑5608/2023 du 24 juillet 2025
Introduction
Par l’intermédiaire de sa banque, une société apprend que sa raison sociale apparaît sur la documentation bancaire que l’Administration fédérale des contributions (AFC) s’apprête à transmettre à l’autorité compétente française dans le cadre d’une procédure d’assistance administrative en matière fiscale. La société demande alors à l’AFC d’être considérée comme une partie à la procédure. Par courrier du 12 septembre 2023, l’AFC refuse, au motif que la société n’est pas une personne concernée au sens de l’art. 3 let. a de la Loi fédérale sur l’assistance administrative fiscale (LAAF), et ne dispose pas non plus d’un intérêt digne de protection (art. 14 et 19 LAAF cum art. 48 al. 1 let. c PA).
Bien que ce courrier ne soit pas désigné comme une décision, et qu’il ne contienne aucune mention des voies de droit, la société décide de tout de même recourir contre celui-ci auprès du Tribunal administratif fédéral (TAF) pour faire constater sa nullité, subsidiairement pour obtenir son annulation. Dans le cadre de ses conclusions subsidiaires, elle sollicite également la reconnaissance de sa qualité de partie, et demande qu’il soit ordonné à l’AFC de caviarder toutes les informations la concernant.
La qualité de partie du tiers et l’intérêt digne de protection
En l’absence de disposition spéciale dans la Convention contre les doubles impositions entre la Suisse et la France (CDI CH-FR), la LAAF (cf. art. 1 al. 2 LAAF) et la PA (cf. art. 5 al. 1 et 19 al. 5 LAAF) s’appliquent. Selon leurs dispositions, quiconque a la qualité pour recourir a la qualité de partie (art. 15 al. 1 LAAF, cf. ég. art. 111 al. 1 LTF). Ainsi, en plus de la personne concernée, les autres personnes qui remplissent les conditions prévues à l’art. 48 PA ont la qualité pour recourir (art. 19 al. 2 LAAF).
En l’espèce, la société a été privée de la possibilité de prendre part à la procédure devant l’AFC (art. 48 al. 1 let. a PA), et est la destinataire du courrier (art. 48 al. 1 let. b PA), lequel constitue bien une décision car il met un terme à la procédure à l’égard de la société (art. 5 al. 1 et 19 al. 5 LAAF cum art. 5 al. 1 PA). Il reste à déterminer si la société a un intérêt digne de protection à obtenir son annulation ou sa modification (art. 48 al. 1 let. c PA).
Dans les procédures d’assistance administrative en matière fiscale, le TAF souligne que la qualité pour recourir ne saurait être étendue de manière incompatible avec les impératifs de célérité (cf. ch. XI al. 5 du Protocole additionnel CDI CH-FR, art. 4 al. 2 LAAF). En effet, dans ce contexte, les tiers sont déjà protégés par le principe de spécialité (art. 28 par. 2 CDI CH-FR). Par conséquent, les tiers souhaitant obtenir un caviardage des informations les concernant doivent démontrer que la situation est particulière, notamment qu’il y a un risque concret que l’État requérant ne respecte pas le principe de spécialité, ou que la reconnaissance de la qualité de partie est nécessaire pour qu’une personne physique puisse faire valoir ses droits découlant de la LPD (ATF 146 I 172, consid. 7.1.3, et réf. citée). En revanche, selon la jurisprudence du TF précitée, le simple fait que les informations à transmettre ne soient vraisemblablement pas pertinentes (cf. art. 4 al 3 LAAF) ne suffit pas. La société doit donc se prévaloir d’éléments supplémentaires pour se voir reconnaître la qualité de partie.
Un intérêt digne de protection déduit du droit à l’autodétermination informationnelle ?
Tout comme les personnes physiques, les personnes morales sont titulaires du droit à l’autodétermination informationnelle (art. 8 par. 1 CEDH, art. 13 al. 2 Cst.). Bien que la nLPD ne s’applique plus aux personnes morales, ces dernières restent protégées par l’art. 13 Cst., les art. 28 ss et 53 CC ainsi que d’autres lois spécifiques (LCD, LDA, règles sur les secrets professionnels, d’affaires et de fabrication).
En outre, le traitement des données des personnes morales par des organes fédéraux est désormais réglé aux art. 57r ss LOGA. En particulier, l’art. 57t LOGA prévoit que les droits des personnes morales sont régis par les règles de procédure. Dans le message relatif à la révision de la LPD, le Conseil fédéral expliquait renoncer à l’introduction d’un droit d’accès ou de rectification dans la LOGA, car les règles de procédure, notamment le droit de consulter le dossier (art. 26 ss PA), le droit d’être entendu (art. 29 ss PA) et le droit à une décision relative aux actes matériels (art. 25a PA), protègent suffisamment les droits découlant de l’art. 13 al. 2 Cst. (Message LPD, FF 2017 p. 6734). Le TAF relève que l’absence de droit d’accès prévu par la loi pour les personnes morales soulève des questions en matière de constitutionalité, mais y voit l’expression de la volonté du législateur (silence qualifié), qui le lie (art. 190 Cst.).
Partant, le TAF constate ici que la raison sociale de la société apparait uniquement sur les relevés de compte de la personne concernée, avec laquelle la société a effectué plusieurs transactions. Par ailleurs, en dépit de l’argumentation fondée partiellement sur le droit à l’autodétermination informationnelle, et des conclusions relatives à l’accès au dossier et au caviardage des informations la concernant, le TAF juge que la société n’a fait valoir aucun élément lui permettant de justifier d’un intérêt digne de protection. Sous cet angle, l’AFC n’a pas violé l’art. 19 al. 2 LAAF.
Un intérêt digne de protection déduit de l’inégalité de traitement face à la pratique de l’AFC ?
Le TAF rappelle que les pratiques d’autorités administratives ne sont pas une source de droit liant le juge, mais peuvent déployer des effets juridiques en raison du principe de la confiance ou de l’égalité de traitement. Il revient ensuite sur l’ATF 146 I 172, dans lequel le Tribunal fédéral (TF) semble reconnaître qu’en pratique, l’AFC admet la qualité de partie des personnes dont la qualité pour recourir ne ressort pas du dossier (cpr. art. 14 al. 2 LAAF), mais qui s’annoncent auprès d’elle pour demander un caviardage de leurs données (ATF 146 I 172, consid. 7.3.3). Le TF approuve expressément cette pratique, qui permet de garantir le droit à l’autodétermination informationnelle (art. 8 par. 1 CEDH, art. 13 al. 2 Cst.).
Dans le même temps, le TF considère qu’il n’est pas obligatoire de reconnaître la qualité pour recourir à toutes les personnes dont le droit à l’autodétermination informationnelle est atteint par la transmission de documents à l’État requis (ATF 146 I 172, consid. 7.2). Il est certes recommandé d’accorder la qualité de partie aux personnes qui le demandent, mais il est en réalité suffisant que leurs droits soient protégés par une autre voie de droit, notamment en matière de protection des données.
Fort de ces éléments, le TAF souligne d’abord que l’AFC n’est pas constante dans sa pratique. Toutefois, il relève que le droit à l’autodétermination informationnelle est préservé à plusieurs égards. Premièrement, la société peut toujours initier une procédure fondée sur la protection des données – étant ici relevé que le TAF ne précise pas la base légale sur laquelle doit reposer une telle procédure initiée par une personne morale. Deuxièmement, la société peut intervenir auprès de l’AFC pour demander que la Suisse n’autorise aucune utilisation des renseignements qui soit contraire au principe de spécialité (cf. art. 28 par. 2 CDI CH-FR). Troisièmement, la société peut intervenir auprès de l’État requis pour se prévaloir du principe de spécialité (cf. art. 28 par. 2 CDI CH-FR).
Le TAF ajoute que l’AFC ne peut pas, par principe, reconnaître la qualité de partie à quiconque le demande. Compte tenu des nombreuses constellations envisageables, une analyse individuelle de chaque cas s’impose. L’exercice de ce pouvoir d’appréciation doit toutefois rester compatible avec le droit à l’égalité de traitement (art. 8 Cst.), qui impose de traiter de manière égale les situations semblables, et de faire les distinctions imposées par les circonstances. Or, le TAF n’a pas connaissance de précédents dans lesquels la qualité de partie a été admise, alors que le nom du demandeur n’apparaît que sur des relevés de comptes dont il n’est ni titulaire, ni l’ayant-droit économique.
En tout état, le TAF retient que, dans la mesure où la société ne s’est pas prévalue de son droit à l’autodétermination informationnelle auprès de l’AFC (mais uniquement dans son recours), ce point peut rester ouvert. Sous cet angle également, la société n’a pas d’intérêt digne de protection, et n’a donc pas la qualité de partie.
Droit de consulter le dossier
Dans son recours, la société fait valoir une violation de son droit d’être entendue, résultant notamment de l’impossibilité de consulter le dossier. Elle demande donc l’accès au dossier à titre de mesure d’instruction.
L’absence de qualité de partie impacte nécessairement la faculté d’exercer les droits en matière de protection des données. Comme exposé supra, le TAF considère que le droit d’accès de la société peut uniquement être fondé sur les art. 26 ss PA et l’art. 29 al. 2 Cst. (cf. art. 57t LOGA), bien qu’il doute de la constitutionnalité de cette solution. Or, dans la mesure où l’exercice du droit d’être entendu suppose une reconnaissance préalable de la qualité de partie, il se justifie de refuser l’accès au dossier.
Cet arrêt a fait l’objet d’un recours auprès du TF, lequel n’est pas entré en matière sur celui-ci (TF, arrêt 2C_424/2025 du 26 août 2025) faute de question juridique de principe ou de cas particulièrement important (art. 84a cum art. 84 al. 2 LTF).
Une appréciation
La solution consacrée dans cet arrêt n’est ni satisfaisante, ni convaincante. Selon les faits retenus, la société a demandé à être partie à la procédure car sa raison sociale apparaît sur la documentation bancaire à transmettre. De ce seul fait, l’AFC et le TAF ne pouvaient pas retenir sans autre que la société n’a pas déclaré vouloir exercer son droit à l’autodétermination informationnelle déduit de l’art. 13 Cst. Il y avait à tout le moins doute sur la question.
En outre, sur le plan juridique, cet arrêt complique l’exercice du droit à l’autodétermination informationnelle par les sociétés.
Avec la solution consacrée, et tant que l’AP-LOGA ne se matérialise pas dans une loi (cpr. Nathan Philémon Matantu, in : https://swissprivacy.law/361/), une société qui n’est pas une personne concernée au sens de l’art. 3 let. a LAAF n’a pas la qualité de partie si elle ne se prévaut pas de son droit à l’autodétermination informationnelle. Dans le même temps, si la société se prévaut de ce droit constitutionnel, l’AFC peut lui refuser le bénéfice de ce droit, au motif que le législateur aurait, par son silence qualifié, choisi de ne pas ancrer son existence dans la loi. Là également, la qualité de partie de la société pourrait être niée, ce qui pourrait avoir pour conséquence l’impossibilité de se prévaloir de l’art. 57t LOGA.
Certes, il est vrai que les personnes morales ne peuvent plus se prévaloir de la nLPD (art. 1 LPD). Pour autant, cela ne signifie pas que le législateur a voulu leur retirer le bénéfice des droits prévus dans l’aLPD. Sans vouloir affaiblir le niveau de protection qui prévalait, cette limitation aux personnes physiques vise notamment à faciliter la communication des données à l’étranger (Message LPD, FF 2017 p. 6595 et 6632). Ainsi, le silence qualifié de la LPD relatif aux droits des personnes morales doit être replacé dans ce contexte, et ne saurait être interprété comme une volonté du législateur de restreindre les droits des personnes morales découlant de l’art. 13 Cst. Cela vaut à plus forte raison que le TF a rappelé récemment que l’interdiction de corriger un silence qualifié ne s’applique pas lorsque la solution voulue par le législateur viole la Cst. (ATF 147 V 242, consid. 7.2).
Les droits prévus aux art. 57r ss LOGA, tout comme ceux prévus par la LPD, découlent tous de l’art. 13 Cst. (Message LPD, FF 2017 p. 6734 et 6797 ; Rapport explicatif AP-LOGA, p. 2). Puisque cette disposition est d’application directe, les sociétés peuvent y fonder leur droit à l’autodétermination informationnelle (cf. Verwaltungsgericht ZH, arrêt VB.2020.00648 du 16 décembre 2021, consid. 4.1 ; PC LPD-Francey, art. 2 N 20 ; SGK BV-Schweizer/Striegel, art. 13 Cst. N 84 ; cpr. ég. art. 35 al. 2 Cst.). Par conséquent, l’on ne saurait dénier aux personnes morales l’existence d’un intérêt digne de protection, et donc la qualité de partie, du seul fait que la LPD ne leur est plus applicable.
Proposition de citation : Nathan Philémon Matantu, Autodétermination informationnelle d’une société dans une procédure d’assistance administrative en matière fiscale ? Oui, mais non, 27 novembre 2025 in www.swissprivacy.law/383
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