L’obligation de déréférencement comme atteinte légitime à la liberté d’expression ?
CourEDH, Biancardi c. Italie, 25.11.2021
Un éditeur en chef d’un journal publie un article concernant une bataille ayant eu lieu dans un restaurant. L’article contient les noms des deux protagonistes du combat.
Cinq mois plus tard, les protagonistes demandent en vain à l’éditeur que l’article soit supprimé d’Internet. Ils saisissent alors le tribunal compétent en se fondant sur la protection des données. L’éditeur indique que le journal a procédé au déréférencement afin de régler le litige. Le tribunal le condamne à payer à chaque protagoniste EUR 5’000.- pour leur tort moral. En effet, le traitement de leurs données personnelles a été effectué en violation du droit de la protection des données et du droit au respect de leur vie privée. La Cour Suprême d’Italie confirme ce jugement. Elle note en particulier que la possibilité d’accès à l’article était facile et directe.
L’éditeur saisit la CourEDH en soutenant que tant l’atteinte à sa liberté d’expression (art. 10 CEDH) que la condamnation pécuniaire sont excessives.
La CourEDH note d’emblée que cette affaire se différencie des précédents cas. En effet, elle ne concerne pas la suppression d’une publication, mais uniquement le manquement de l’éditeur de déréférencer l’article. Le litige se rapporte ainsi à la facilité d’accès à des données, et non le fait que ces données se trouvent et restent sur Internet.
Le déréférencement (de-indexing, de-listing ou encore dereferencing) consiste pour un moteur de recherche à supprimer, sur initiative d’un administrateur d’une page, de la liste de résultat affichés (suite à une recherche effectuée sur la base du nom d’une personne) les pages Internet publiées par des tiers qui contiennent des informations relatives à cette personne.
La CourEDH doit déterminer si le déréférencement imposé à l’éditeur a porté atteinte de manière illégitime à sa liberté d’expression (art. 10 CEDH).
Le déréférencement constitue in casu une atteinte à la liberté d’expression, mais celle-ci est prévue par la loi. Se pose cela étant la question de savoir si la restriction du droit est « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’art. 10 CEDH.
La CourEDH souligne que l’éditeur n’a pas été condamné parce qu’il n’a pas supprimé l’article, mais uniquement pour ne pas l’avoir déréférencé. De ce fait, elle retient que les critères, développés par sa jurisprudence, pour examiner la licéité de l’obligation d’effacer un article (cf. Axel Springer AG c. Allemagne, n° 33954/08, par. 89–95) ne sont pas applicables tels quels à la présente affaire.
La CourEDH retient trois autres critères :
- La longueur de la période pendant laquelle l’article était en ligne ;
- La sensibilité des données en question ;
- L’importance de la sanction contre le requérant.
En l’espèce, l’article est resté en ligne et facilement accessible pendant huit mois. Les données traitées concernent une procédure pénale et, enfin, l’éditeur a uniquement été condamné civilement, et non pénalement, à un montant non excessif (EUR 10’000.-).
La CourEDH rappelle que, lorsque l’instance nationale a effectué une mise en balance des intérêts en prenant en compte le droit à la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée conformément à sa jurisprudence, la CourEDH ne revoit que de manière limitée l’appréciation retenue par le tribunal national.
Partant, la CourEDH conclut à l’unanimité (sept juges) que l’atteinte à la liberté d’expression de l’éditeur était justifiée en l’espèce.
Comme la CourEDH le note elle-même, il s’agit de sa première affaire relative à l’obligation de déréférencement.
À notre avis, une procédure visant le déréférencement plutôt que l’obligation de supprimer un contenu litigieux a plus de chance de prospérer, comme cet arrêt l’illustre. En effet, la liberté d’expression du défendeur est manifestement moins atteinte par la mesure requise qu’en cas de suppression. En pratique, il se justifie ainsi de prendre une seconde conclusion en déréférencement lorsqu’on vise à supprimer un article d’Internet.
La procédure contre l’auteur peut également être précédée d’une procédure contre le moteur de recherche. En effet, depuis l’arrêt de la CJUE Google Spain, chaque Européen, Suisse compris, peut directement s’adresser à Google afin qu’une page ne s’affiche plus lorsqu’on recherche son nom. Il peut se justifier de tenter d’abord cette voie, plus simple et moins coûteuse, avant d’actionner en justice la personne responsable du site Internet afin de la condamner à déréférencer la page litigieuse.
Proposition de citation : Célian Hirsch, L’obligation de déréférencement comme atteinte légitime à la liberté d’expression ?, 22 septembre 2022 in www.swissprivacy.law/172
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