Un « simple mécontentement » n’est pas suffisant pour la réparation d’un dommage moral
Le 6 octobre 2022, l’avocat général Manuel Campos Sánchez-Bordona a rendu ses conclusions relatives à la réparation du dommage moral résultant d’un traitement de données contraire au RGPD.
Dans cette affaire, la Poste autrichienne (la Poste) collecte des informations sur les affinités politiques de la population du pays, depuis 2017. À l’aide d’un algorithme, elle définit des listes « d’adresses de groupes cibles » selon des critères sociodémocratiques.
Lors de ces extrapolations, une personne physique s’est vu attribuer une forte affinité avec un parti d’extrême droite. Jugeant l’affiliation diffamante, il demande à la Poste un dédommagement de EUR 1’000 en réparation du dommage moral subi. Il prétend aussi qu’il n’avait pas consenti à un tel traitement.
La juridiction de première instance rejette la demande en paiement. La juridiction d’appel a ensuite confirmé ce jugement en déclarant que toute violation du RGPD n’entraîne pas automatiquement un droit à réparation du dommage moral. Cette réparation n’entre en ligne de compte qu’en cas de dommage d’une certaine gravité.
Par la suite, la Cour suprême autrichienne saisie de l’affaire a posé trois questions préjudicielles suivantes à la CJUE.
1. La simple violation des dispositions du RGPD suffit-elle à ouvrir droit à réparation ?
À la première question, l’avocat général répond par la négative. Pour lui, soutenir qu’il existe nécessairement un droit à réparation, même si aucun dommage n’est causé par la violation du RGPD, soulève des difficultés. La réparation est accordée précisément parce qu’il y a eu un dommage préalable subi par la personne concernée du fait d’une violation du RGPD.
En l’absence de dommage, la réparation n’aurait plus pour fonction de compenser les conséquences négatives de la violation. Elle remplirait plutôt une fonction proche de la sanction ou de « dommages-intérêts punitifs », fonction qu’il exclut.
Pour prétendre à des dommages-intérêts, la personne concernée doit prouver la violation des dispositions du RGPD et qu’il a subi un dommage. Il n’existerait alors pas de présomption irréfragable de dommage du fait de la violation d’une disposition, même dans le cas où la personne « perd le contrôle » sur ses données. Cette situation n’entraînerait pas, en soi, un dommage indemnisable.
2. Existe-t-il, en sus des principes d’effectivité et d’équivalence, d’autres exigences du droit de l’UE aux fins de l’évaluation des dommages-intérêts ?
L’Avocat général ne fournit pas une réponse complète à la question. Il conclut que les principes d’effectivité et d’équivalence « ne jouent ici pas de rôle pertinent » pour l’art. 82 RGPD. Il liste différents mécanismes de réparation pouvant être disponibles dans les systèmes juridiques des États membres. Il mentionne notamment une réparation purement symbolique octroyée en addition de la constatation d’un acte illicite contre les droits d’un requérant.
3. L’octroi de dommages-intérêts au titre de dommage moral est-il subordonné à l’existence d’une violation du droit ayant au moins un certain poids et allant au-delà du mécontentement suscité par la violation du droit ?
Cette dernière question préjudicielle vise à déterminer en pratique quel serait le seuil minimal de réaction de la personne lésée, en deçà duquel elle ne serait pas indemnisée. L’Avocat général relève de manière générale que :
« toute violation d’une règle relative à la protection des données à caractère personnel entraînera une réaction négative de la personne concernée ».
Partant, une réparation fondée sur un « simple sentiment de désagrément » face au non-respect de la loi par autrui pourrait aisément être confondue avec une réparation sans dommage.
L’avocat général distingue entre un dommage moral indemnisable et « d’autres inconvénients résultant du non-respect de la légalité » qui, en raison de leur faible importance, n’ouvriraient pas nécessairement droit à réparation.
Cependant, l’avocat général relève que la frontière entre un « simple mécontentement » (non indemnisable) et de véritables dommages moraux (indemnisables) est ténue et qu’il est difficile de les délimiter abstraitement. Il conclut
« qu’il appartient aux juridictions nationales de déterminer quand (…) la sensation subjective de désagrément peut être considérée, dans chaque cas, comme un préjudice moral ».
Conclusion
L’avocat général propose donc à la CJUE de répondre à la Cour suprême autrichienne que la simple violation d’une disposition du RGPD ne suffit pas en soi pour allouer des dommages-intérêts, si elle ne s’accompagne pas d’un dommage matériel ou moral correspondant. De surcroît, il recommande de laisser les juridictions nationales déterminer elles-mêmes quand la sensation subjective de désagrément peut être considérée comme un dommage moral.
Ces conclusions ont déjà fait l’objet de vives critiques, notamment de la part d’entités de défenses des intérêts des consommateurs et utilisateurs du web, comme None Of Your Business (l’association de Max Schrems). Ces critiques relèvent que mettre en place un seuil de ce qui constituerait ou non un dommage moral réparable selon l’art. 82 RGPD risque de limiter excessivement ce droit. Une telle interprétation irait même à l’encontre du RGPD qui n’en prévoit pas explicitement. Le considérant 146 RGPD prône au contraire une interprétation du dommage au sens large et une réparation complète et effective pour le dommage subit.
Pour rappel, les conclusions de l’avocat général ne lient pas la décision de la CJUE. Le dernier mot revient désormais à la Cour qui peut décider la mise en place d’un tel seuil ou non. Une telle mise en place aura en effet certains avantages tels qu’un cadre délimité d’action et d’interprétation. Toutefois, il faudra veiller à ne pas priver le droit à la réparation du dommage moral de son essence.
En droit suisse, la nLPD ne prévoit pas de droit à la réparation d’un dommage moral comme l’art. 82 du RGPD. Le législateur n’a pas non plus modifié la notion de dommage ou fixé de seuil à partir duquel un tel droit serait ouvert (cf. www.swissprivacy.law/123). Une personne se sentant lésée par un traitement de données en violation de la nLPD devra alors user des moyens réparateurs généraux du droit suisse.
Proposition de citation : David Dias Matos, Un « simple mécontentement » n’est pas suffisant pour la réparation d’un dommage moral, 30 octobre 2022 in www.swissprivacy.law/181
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