Déréférencement d’un contenu inexact et charge de la preuve
Arrêt CJUE C_460/20 du 8 décembre 2022
Google reçoit de deux personnes une demande visant à ce que les résultats d’une recherche de leurs noms et prénoms ne référencent plus des articles journalistiques publiés en ligne qui contiennent selon elles des informations erronées et diffamatoires. Elles demandent aussi que les vignettes (thumbnails) des photographies les représentant illustrant les articles litigieux soient supprimées de la recherche par images, car ces vignettes renvoient en un clic vers ces articles.
Google refuse de donner suite à la demande de déréférencement et les instances nationales inférieures déboutent les demandeurs. Saisie, la dernière instance nationale sursoit à statuer afin de poser deux questions préjudicielles à la CJUE sur l’interprétation du RGPD et de la Directive 95/46/CE. Il est d’abord demandé à la CJUE de déterminer sur qui, du demandeur du déréférencement ou de l’exploitant du moteur de recherche (Google en l’espèce), pèse le fardeau de la preuve de l’inexactitude des informations contenues dans les articles référencés par le moteur de recherche et respectivement, qui doit prouver un certain degré d’évidence de l’inexactitude. Ensuite, il est demandé à propos de la recherche par images renvoyant vers les photographies des demandeurs s’il faut prendre en compte le contexte de la publication sur la page web d’où elles sont extraites dans la mise en balance de la demande de déréférencement.
S’agissant de la première question, la CJUE indique tout d’abord que deux traitements de données sont effectués, l’un par Google et l’autre par l’éditeur du site web. L’activité du moteur de recherche consiste à référencer la page publiée sur Internet, ce qui, dans le cas d’une recherche par le nom d’une personne, comporte un plus grand risque pour sa vie privée et pour la protection de ses données.
L’art. 17 RGPD consacre le droit à l’oubli, permettant à la personne concernée de demander au responsable du traitement d’effacer des données personnelles si l’un des motifs listés est rempli. Son paragraphe 3 prévoit toutefois que ce droit ne s’applique pas lorsque le traitement est nécessaire à l’exercice du droit à la liberté d’information. Le droit à la protection des données n’est ainsi pas absolu. Une mise en balance avec d’autres droits fondamentaux doit être opérée.
Fondant son analyse sur la jurisprudence de la CourEDH relative à l’art. 8 par. 1 CEDH (correspondant à l’art. 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne), la CJUE indique que les critères suivants sont pertinents pour effectuer la mise en balance entre droit au respect de la vie privée et droit à la liberté d’information : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, le mode et les circonstances dans lesquelles les informations ont été obtenues ainsi que leur véracité.
La pesée des intérêts diffère selon les circonstances d’espèces. En particulier, plus une personne a un rôle dans la vie publique et plus cette dernière devra tolérer l’intérêt du public à obtenir des informations sur elle.
De plus, le caractère exact ou inexact de l’information pèse dans la balance. Si l’information référencée est inexacte, le droit à la protection de la vie privée prend le dessus sur la liberté d’information, et ce même s’il s’agit d’une personnalité publique, à condition toutefois que l’information fausse n’ait pas un caractère mineur.
Concernant la charge de la preuve de l’exactitude ou du caractère erroné des informations figurant dans le contenu référencé, la CJUE dit qu’il appartient au demandeur du déréférencement d’établir leur inexactitude manifeste. Il doit le faire à tout le moins pour une partie de ces informations, ces dernières ne devant pas avoir de caractère mineur. Cependant, le demandeur doit uniquement amener des éléments de preuve qui peuvent être raisonnablement exigés de lui. Il est ainsi déraisonnable qu’on exige qu’il produise une décision juridictionnelle rendue contre l’éditeur du site web. L’exploitant du moteur de recherche, quant à lui, n’a pas à enquêter sur les faits et organiser un échange contradictoire avec le fournisseur de contenu. Lui imposer une telle obligation nuirait à l’exercice de la liberté d’expression et d’information, car il risquerait de donner suite à toute demande de déréférencement pour éviter d’établir les faits.
Deux situations sont alors possibles. Lorsque la demande de déréférencement présente des éléments de preuve pertinents et suffisants, aptes à étayer la demande et en établissant le caractère manifestement inexact des informations, l’exploitant du moteur de recherche doit procéder à ce déréférencement. Lorsque la demande ne démontre pas d’inexactitude manifeste, il n’a pas d’obligation. Dans les deux cas, un recours contre la décision de l’exploitant du moteur de recherche devant une autorité judiciaire doit être ouvert. S’il est intenté, l’exploitant doit informer de l’existence de la procédure dans les résultats de la recherche.
Nous relevons que Google appose aujourd’hui la mention « Certains résultats peuvent avoir été supprimés conformément à la loi européenne sur la protection des données » en bas de chaque page de résultats lors d’une recherche de pages web ou d’images à partir du nom d’une personne (lorsque celle-ci a exercé son droit au déréférencement). Pour se conformer à la présente décision de la CJUE, les moteurs de recherche pourraient utiliser un procédé similaire lorsqu’un recours contre leur décision est intenté visant à supprimer le référencement. Cette mention devrait toutefois être liée directement et uniquement aux résultats faisant l’objet d’une procédure de recours ; une mention générale en bas de page ne serait pas suffisante.
S’agissant de la seconde question, la CJUE indique que les principes applicables à la recherche de pages web valent également pour la recherche d’images. Ainsi, la jurisprudence sur les demandes de déréférencement est applicable par analogie.
La CJUE rappelle que l’image d’un individu est l’un de ses principaux attributs de la personnalité. Celui-ci doit pouvoir s’opposer à la diffusion de son image. Dans la mise en balance avec la liberté d’expression et d’information, l’intérêt de la personne figurant sur la photographie a un poids important face à l’intérêt de tiers à la publication de cette image, car des informations particulièrement personnelles, voire intimes, de la personne ou de sa famille peuvent apparaître.
Lorsque l’exploitant d’un moteur de recherche reçoit une demande de déréférencement, il doit vérifier si l’affichage des photographies résultant d’une recherche par image est nécessaire à la liberté d’information des internautes. Un critère important est celui de la « contribution à un débat d’intérêt général » qui donne du poids à la liberté d’expression et d’information.
La réponse de la CJUE est que le résultat de la mise en balance doit être différent selon que la photographie est affichée dans l’article d’un site web ou sous forme de vignette dans la liste des résultats donnés par le moteur de recherche, en dehors du contexte initial de l’article. De même, le résultat doit différer selon que l’on analyse le traitement effectué par le moteur de recherche ou par l’éditeur du site web. En effet, chaque traitement a des conséquences propres sur la vie privée des personnes concernées.
En cas de rejet de la demande de déréférencement de la page web, la demande de suppression d’une vignette peut néanmoins aboutir, car dans ce cas, l’issue des demandes est indépendante. Cependant, lorsque la demande de déréférencement de la page web est admise, la vignette doit également être retirée des résultats de la recherche par image. Si tel n’était pas le cas, le déréférencement serait sans effet, car la vignette contient le lien de la page web.
Proposition de citation : Alexandre Barbey, Déréférencement d’un contenu inexact et charge de la preuve, 14 février 2023 in www.swissprivacy.law/200
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