Collecte et conservation des données relatives aux pratiques sexuelles d’un donneur de sang potentiel en violation de la CEDH
CourEDH, Drelon c. France, 08 septembre 2022, n°3153/16 et 27758/18
Faits
Le requérant, un ressortissant français résidant à Paris, se présente le 16 novembre 2004 dans un site de collecte de sang de l’Établissement français du sang (ÉFS) en vue d’effectuer un don de sang. Dans le cadre d’un entretien médical préalable, il refuse de répondre à la question de savoir s’il avait déjà eu un rapport sexuel avec un homme. Partant, sa candidature en tant que donneur de sang est rejetée et ses données personnelles (identité et coordonnées) sont saisies dans un fichier informatique référencé sous le code « FR08 » désignant une contre-indication au don de sang excluant les hommes ayant eu un rapport sexuel avec un homme.
Respectivement les 9 août 2006 et 26 mai 2016, il renouvelle sa démarche et se voit à chaque fois opposer un refus. Son initiative du 26 mai 2016 est rejetée malgré la présentation d’analyses biologiques datées des 15 mars et 3 mai 2016 attestant de sa séronégativité au VIH‑1, au VIH‑2 et au VHC. Le médecin qui le reçoit se contente de relever le rejet des précédentes candidatures du requérant au don de sang en raison de ses pratiques homosexuelles supposées.
Le requérant dépose une plainte pour discrimination qui aboutit à un non-lieu et ses différents recours dans ce cadre sont également rejetés. Partant, il saisit la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH). Il fait valoir que la collecte et la conservation par l’ÉFS de données personnelles reflétant son orientation sexuelle supposée porte atteinte d’une part, à son droit au respect de la vie privée (violation de l’art. 8 CEDH) (requête no 3153/16) et, d’autre part, constitue une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle dans le traitement de ses données (violation de l’art. 8 CEDH en combinaison avec l’art. 14 CEDH) (requête no 27758/18).
La CourEDH déclare irrecevable le grief tiré de la violation de l’art. 8 CEDH en combinaison avec l’art. 14 CEDH en tant qu’il est tardif et limite son examen à l’atteinte au respect de la vie privée sous l’angle de l’art. 8 CEDH.
Légitimité du but poursuivi
Dans la mesure où elles comportent des indications explicites sur la vie sexuelle et sur l’orientation sexuelle supposée du requérant, les données litigieuses constituent une ingérence dans sa vie privée. Une telle ingérence peut être admise si elle est « prévue par la loi » et constitue une mesure « nécessaire » « dans une société démocratique » au sens de l’art. 8 al. 2 CEDH. En l’occurrence, la mesure repose sur l’art. 8 par. 2 ch. 6 de la Loi française du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, qui dans sa version applicable au litige prévoit une exception, dans le domaine médical, à l’interdiction de collecter et de traiter des données relatives à la santé ou à la vie sexuelle des personnes en cas de nécessité pour la « gestion de services de santé ».
Cette disposition confère aux autorités internes un pouvoir d’appréciation s’agissant de la création de tels fichiers. La CourEDH rappelle sa jurisprudence relative aux principes applicables à l’examen de la nécessité de la collecte et de la conservation de données à caractère personnel (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], 4 décembre 2008, n°30562/04 et 30566/04). Elle relève que, dans le cas d’espèce, la collecte et la conservation de données personnelles sensibles sont fondées sur « des motifs pertinents et suffisants » de sécurité transfusionnelle.
Selon l’analyse de la CourEDH, si la collecte et la conservation de données personnelles relatives aux résultats des procédures de sélection des candidats au don du sang contribuent à garantir la sécurité transfusionnelle, il est d’autant plus important que les données sensibles concernées par ce traitement répondent aux exigences de l’art. 5 STCE n°108. En ce sens, elles doivent être exactes, mises à jour, adéquates, pertinentes et non excessives par rapport aux finalités poursuivies, et leur durée de conservation ne doit pas excéder ce qui est nécessaire.
Exactitude des données
L’exactitude des données personnelles doit être appréciée au regard de la finalité pour laquelle les données en question ont été collectées. Or, la CourEDH constate que dans le cas d’espèce, l’exclusion du requérant du don de sang sur la base de la loi imposant une contre-indication des hommes ayant eu un rapport sexuel avec un homme reposait uniquement sur le refus du requérant, lors de l’entretien médical préalable au don, de répondre à des questions relatives à ses pratiques sexuelles, alors qu’aucun élément soumis à l’appréciation du médecin ne permettait de tirer une telle conclusion sur ses pratiques sexuelles.
Elle a jugé que les données personnelles de l’intéressé collectées par l’EFS se fondaient sur « de simples spéculations » et étaient dépourvues de « base factuelle ». En ce qui concerne la sécurité transfusionnelle, elle a estimé qu’il aurait suffi de garder une traçabilité du refus de la candidature au don du sang.
Limitation de la durée de la conservation des données – minimisation des données
Enfin, la CourEDH souligne le caractère excessif de la durée de conservation des données litigieuses dans la mesure où à l’époque des faits, l’outil informatique utilisé par l’ÉFS pour leur traitement prévoyait la collecte des données personnelles litigieuses et leur conservation jusqu’en 2278 ce qui a donné lieu à leur utilisation répétée, de manière à exclure automatiquement le requérant du don de sang, et ce près de 12 ans après leur collecte.
À l’issue de son examen, la CourEDH conclut, à l’unanimité, à une atteinte au droit au respect de la vie privée en violation de l’art. 8 CEDH en raison de la collecte et de la conservation des données personnelles litigieuses.
Cet arrêt phare rappelle les garanties particulières à mettre en place dans le cadre des traitements de données sensibles, autrement dit relevant de « catégories particulières de données » au sens des art. 6 STCE n°108 et 9 RGPD), telles que les données relatives à l’orientation sexuelle et à la santé dans un environnement de plus en plus numérisé et sujet à la cybercriminalité. Dans ce cadre, l’examen de la proportionnalité joue un rôle important, en particulier lorsque l’ingérence est fondée sur une base légale suffisante. À notre sens, l’appréciation devrait être effectuée en relation avec les impératifs liés au principe de la sécurité des données.
Proposition de citation : Samah Posse, Collecte et conservation des données relatives aux pratiques sexuelles d’un donneur de sang potentiel en violation de la CEDH, 10 mars 2023 in www.swissprivacy.law/207
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