Levée du secret médical et infractions pénales : le casse-tête du droit cantonal
Arrêt du Tribunal fédéral 1B_545/2019 du 14 octobre 2020 (destiné à la publication).
En 2018, un médecin schaffhousois a signalé au ministère public le cas d’un patient qui lui avait confié avoir commis de multiples actes d’ordre sexuel contre sa fille de neuf ans. Peu avant le signalement, le patient avait été pris en charge dans une clinique psychiatrique.
Souhaitant accéder au dossier médical en mains de la clinique psychiatrique, le ministère public s’est renseigné auprès du Département cantonal de l’intérieur du canton de Schaffhouse pour déterminer dans quelle mesure ce dossier pouvait être versé à la procédure pénale. Le secrétaire adjoint du département a répondu par courriel au ministère public qu’il s’agissait d’un cas typique d’application de l’art. 15 al. 2 let. c de la loi cantonale schaffhousoise sur la santé. Selon cette disposition, les professionnels de la santé soumis au secret sont notamment libérés du secret à l’égard des autorités de poursuites pénales pour les constatations en lien avec les crimes ou les menaces de crimes contre l’intégrité sexuelle.
Peu après, le ministère public a ordonné à la clinique psychiatrique de lui communiquer des éléments du dossier médical. Le prévenu a demandé la mise sous scellés de ces documents. Sur demande du ministère public, le Tribunal des mesures de contraintes du canton de Schaffhouse a ordonné la levée des scellés. C’est cette décision qui fait l’objet de l’arrêt du Tribunal fédéral.
Selon l’art. 321 CP (secret professionnel), la révélation d’un secret n’est pas punissable si elle repose sur le consentement de l’intéressé, si elle a été autorisée par écrit par l’autorité supérieure compétente (sur proposition du détenteur du secret) ou si elle repose sur une disposition de la législation fédérale ou cantonale statuant un droit d’aviser une autorité de collaborer, une obligation de renseigner une autorité ou une obligation de témoigner en justice. En procédure pénale, les médecins et leurs auxiliaires peuvent refuser de témoigner sur les secrets qui leur ont été confiés (art. 171 CPP). Ils sont toutefois tenus de témoigner lorsqu’ils sont soumis à une « obligation de dénoncer », mais également s’ils ont été déliés du secret par le maître du secret (ici le patient-prévenu) ou, « en la forme écrite », par l’autorité compétente. Dans ces cas, le professionnel peut encore tenter de rendre vraisemblable que l’intérêt du maître du secret l’emporte sur l’intérêt de la manifestation de la vérité.
Pour déterminer si la levée des scellés est conforme au droit ou non, il faut d’abord déterminer si les médecins concernés ont été déliés de leur secret professionnel par l’autorité compétente. En l’occurrence, le Tribunal fédéral parvient rapidement à la conclusion que le courrier électronique informel du secrétaire adjoint du Département de l’intérieur de Schaffhouse n’avait pas rendu une décision formelle de levée du secret professionnel. En effet, un simple courrier électronique informel ne remplit pas l’exigence du caractère écrit de la décision puisqu’il ne remplit pas les conditions d’une décision administrative ni même d’une décision pénale incidente (art. 80 al. 2 CPP et art. 110 al. 1 et 2 CPP). De surcroît, la demande de levée du secret n’a pas été déposée par le soignant concerné (condition nécessaire à la levée du secret), le droit d’être entendu du patient-prévenu ou des soignants n’a pas été garanti et le courrier électronique n’indiquait aucune voie de recours. Les médecins concernés n’ont donc pas été valablement déliés du secret professionnel au sens de l’art. 321 ch. 2 CP.
Le Tribunal fédéral examine ensuite si une disposition légale soumet dans le cas d’espèce les soignants à une « obligation de dénoncer », qui aurait pour effet de les obliger à témoigner et donc de fonder la levée des scellés (art. 171 al. 2 let. a CPP).
Après avoir rappelé l’importance et la protection constitutionnelle du secret médical en droit suisse, le Tribunal fédéral rappelle que ses exceptions doivent reposer sur une réglementation claire. La procédure pénale relève par ailleurs aujourd’hui du droit fédéral. Sous peine de violer le principe de primauté du droit fédéral (art. 49 Cst.), le Tribunal fédéral juge que l’art. 321 ch. 3 CP (dérogations légales au secret professionnel) ne permet pas aux cantons de réglementer l’obligation de témoigner en procédure pénale en dérogation à l’art. 171 CPP ou de supprimer complètement le secret médical dans le cadre des affaires pénales graves. Par rapport à l’art. 171 CPP, l’art. 321 ch. 3 CP est en effet moins précis et plus ancien puisqu’il a été adopté à une époque où la procédure pénale était réglée à l’échelon cantonal.
Pour le Tribunal fédéral, la disposition du droit cantonal schaffhousois qui autorise les médecins à signaler les menaces de crimes en lien contre l’intégrité sexuelle ne constitue pas une base légale qui obligerait de manière générale les médecins à fournir des informations dans une procédure pénale sans avoir été préalablement et valablement déliés du secret par l’autorité compétente. La levée des scellés ordonnée par le Tribunal des mesures de contraintes est ainsi contraire au droit fédéral.
Ce nouvel arrêt du Tribunal fédéral, qui s’inscrit dans la ligne d’un précédent arrêt non publié rendu dans une affaire semblable (arrêt du TF 1B_96/2013 du 20 août 2013), doit évidemment être salué dans son résultat. Toute autre solution aurait ouvert la voie à un affaiblissement insoutenable du secret médical, que ce soit sous l’angle des conditions formelles de la levée du secret (simple courriel de renseignement) ou sous celui de l’assimilation d’une simple « faculté » légale de signaler (comme prévu en droit schaffhousois) à une « obligation » de signaler imposant au professionnel de témoigner en procédure pénale. Cela dit, on peut regretter que le Tribunal fédéral n’ait pas fait preuve d’un peu plus d’ambition. L’affaire constituait en effet une bonne occasion de prendre à bras le corps le casse-tête plus général aujourd’hui posé par les dispositions de droit cantonal obligeant ou autorisant les soignants à signaler des soupçons d’infractions pénales. La grande diversité des législations cantonales en la matière, confinant parfois au folklore, est régulièrement dénoncée par la doctrine et porte atteinte à la sécurité juridique nécessaire au bon fonctionnement du secret médical. Plus encore, c’est la conformité même de telles dispositions avec le droit fédéral qui est en question. Depuis l’entrée en vigueur du CPP, les cantons ont très certainement et tout simplement perdu la compétence d’adopter des dispositions imposant ou autorisant les soignants à signaler des soupçons d’infractions pénales aux autorités de poursuite pénale. Ces dispositions doivent aujourd’hui figurer dans le CPP et le législateur fédéral serait bien inspiré d’empoigner la question. Le Tribunal fédéral expose certes que les cantons n’ont pas la compétence de réglementer l’obligation de témoigner en procédure pénale en dérogation à l’art. 171 CPP ni celle de supprimer complètement le secret médical dans le cadre des affaires pénales graves. Il aurait toutefois pu faire un pas de plus.
Proposition de citation : Frédéric Erard, Levée du secret médical et infractions pénales : le casse-tête du droit cantonal, 14 novembre 2020 in www.swissprivacy.law/28
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