Pas de transparence sur la solidarité fiscale entre époux
TF, arrêt 1C_494/2023 du 2 février 2024
Introduction
Se fondant sur la Loi vaudoise du 24 septembre 2002 sur l’information (LInfo ; BLV 170.21), deux associations s’adressent au Tribunal cantonal vaudois et aux dix offices des poursuites vaudois pour obtenir des informations et des documents officiels relatifs à la solidarité fiscale entre époux instaurée par l’art. 14 de la Loi vaudoise du 4 juillet 2000 sur les impôts directs cantonaux (LI ; BLV 642.11). Cette solidarité fiscale a pour effet que les époux vivant en ménage commun répondent solidairement du montant global de l’impôt.
Ces deux associations sollicitent l’obtention d’une liste des affaires portées devant les juridictions cantonales entre 2010 et 2020, dans lesquelles des personnes séparées ou divorcées ont été appelées à répondre de la dette fiscale de leur (ex-)conjoint(e) en raison de la solidarité fiscale entre époux (art. 14 al. 1 LI) – avec mention d’un éventuel recours au Tribunal fédéral –, d’une liste anonymisée des actes de poursuites notifiés entre 2010 et 2021 – avec mention de l’année, des montants ainsi que du code postal et du sexe des personnes concernées –, d’une copie anonymisée des décisions, des prononcés et des arrêts rendus entre 2010 et 2020 ainsi que d’une copie caviardée des actes de poursuites notifiés entre 2017 et 2021 et de tous les actes de saisie sur salaire.
La Chargée de communication de l’Ordre judiciaire vaudois rejette ces demandes aux motifs qu’elles portent sur des millions de documents et que le travail nécessaire pour y répondre serait disproportionné et entraverait donc le fonctionnement des tribunaux et des offices des poursuites. Également déboutées par le Tribunal cantonal vaudois, les deux associations recourent devant le Tribunal fédéral. Elles invoquent une violation de la liberté d’information (art. 16 al. 3 Cst. et art. 17 Cst./VD) et se plaignent d’une application arbitraire (art. 9 Cst.) des art. 16 al. 1, 16 al. 2 let. c et 17al. 2 LInfo.
Le droit à l’information selon la LInfo
En principe, les renseignements, les informations et les documents officiels détenus par les autorités listées à l’art. 2 LInfo sont accessibles à quiconque en fait la demande. En l’espèce, le Tribunal fédéral retient que les décisions judiciaires et les actes de poursuites sollicités sont des documents officiels au sens de l’art. 9 LInfo et ont été établis par une autorité au sens de l’art. 2 al. 1 c LInfo. Il se demande néanmoins si l’accès aux actes de poursuite est exclusivement régi par l’art. 8a LP, mais laisse la question ouverte.
Le droit à l’information n’est toutefois pas absolu (art. 8 al. 2 LInfo). En effet, une autorité peut renoncer à publier ou à transmettre des informations, le faire que partiellement ou refuser leur publication ou leur transmission si des intérêts publics ou privés prépondérants s’y opposent (art. 16 al. 1 LInfo). Il en est ainsi lorsque le travail occasionné est manifestement disproportionné (art. 16 al. 2 let. c LInfo), ce qui signifie que l’autorité n’est pas en mesure, avec le personnel et l’infrastructure dont elle dispose ordinairement, de satisfaire à la demande de consultation sans perturber considérablement l’accomplissement de ses tâches (art. 24 du Règlement d’application de la loi du 24 septembre 2002 sur l’information ; RLInfo ; BLV 170.21.1).
Ce régime est conforme à la jurisprudence constante du Tribunal fédéral, selon laquelle une demande d’informations peut être refusée si elle requiert un effort susceptible de paralyser le fonctionnement d’une autorité (ATF 147 I 407 consid. 6.4.2, résumé in lawinside.ch/1082 ; 144 I 170 consid. 8.2 et 142 II 324 consid. 3.5 , résumé in lawinside.ch/300 ; cf. ég. art. 30 al. 3 Cst.). Dans son arrêt 1C_584/2022 du 20 juin 2023, notre Haute Cour a jugé que le travail occasionné par une demande portant sur 243 documents et nécessitant environ 148 heures de caviardage est bien disproportionné.
En l’espèce, compte tenu du nombre important de documents visés par les demandes d’informations, l’enjeu du recours est de déterminer si le travail qu’elles occasionnent est disproportionné.
Une charge de travail disproportionnée malgré les logiciels disponibles ?
Dans l’arrêt cantonal GE.2023.0115 du 16 août 2023, le Tribunal cantonal retient qu’une recherche automatique dans les systèmes informatiques des autorités n’est d’aucune utilité, dans la mesure où il n’est pas certain que la solidarité soit systématiquement mentionnée de manière identique dans tous les documents – pour autant qu’elle le soit. Or, cette absence de systématique rend le résultat de recherche à tout le moins approximatif. Le site permettant de consulter la jurisprudence cantonale n’est d’aucun secours, puisque toutes les décisions de première instance n’y sont pas publiées. En tout état, les autorités devraient consacrer passablement de temps pour identifier les documents pertinents, puis pour les anonymiser ou les caviarder.
Le Tribunal fédéral considère que ce raisonnement n’est pas arbitraire. En outre, alors que les associations avancent qu’un logiciel permet de faciliter la tâche des autorités, le Tribunal fédéral est d’avis que
« [l]es recourantes ne font qu’alléguer, sans l’étayer, qu’il existerait un logiciel permettant d’isoler facilement les documents visés par leur demande. Il n’est pas davantage établi que les cas d’application de l’art. 14 LI puissent être isolés sans une recherche dans le texte de l’arrêt ».
Finalement, l’argumentaire que les recourantes déduisent de l’art. 10 CEDH ne convainc pas non plus le Tribunal fédéral. En effet, l’art. 10 CEDH ne s’oppose pas au refus d’une demande d’informations qui entraîne une charge de travail considérable et disproportionnée. Partant, le Tribunal fédéral rejette leur recours.
Une appréciation
Bien que le Tribunal fédéral n’ait analysé l’application de la LInfo que sous l’angle des droits fondamentaux (art. 95 et 106 al. 2 LTF), il n’en demeure pas moins que cet arrêt fournit des enseignements précieux au justiciable dont la demande d’informations engendre une charge de travail que l’autorité pourrait qualifier de disproportionnée.
En premier lieu, cet arrêt met en évidence que les demandes peuvent occasionner une charge de travail considérable car les autorités ne sont pas toujours systématiques dans la manière de mentionner les notions juridiques sur lesquels portent lesdites demandes (ici, la solidarité fiscale de l’art. 14 LI). En effet, l’orthographe d’un mot, l’usage de signes de ponctuation ou la (non-)mention de la base légale topique impactent les résultats de recherche. Face à ce constat, il n’est pas inutile pour le demandeur de faciliter le travail de l’autorité en lui transmettant des exemples de prompts pertinents.
En deuxième lieu, le présent arrêt met en évidence que le demandeur ne peut se contenter d’alléguer l’existence de logiciels permettant d’identifier les documents visés par la demande.
Enfin, si une autorité considère que le travail induit par une demande est disproportionné, le demandeur peut également formuler une nouvelle demande qui engendre moins de travail. En l’espèce, dans leur recours devant le Tribunal fédéral, les associations se plaignent pour la première fois de ne pas avoir pu reformuler leur demande (art. 25 al. 2 RLInfo). Par conséquent, le Tribunal fédéral déclare ce grief irrecevable.
Proposition de citation : Nathan Philémon Matantu, Pas de transparence sur la solidarité fiscale entre époux, 17 mai 2024 in www.swissprivacy.law/300
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