Un communiqué de presse pas si anonyme que ça….
Arrêt de la CJUE OC v Commission européenne Case C‑479/22 P
Une chercheuse universitaire grecque obtient via son université une subvention d’un organisme européen pour la réalisation d’un projet de recherche. À la fin du projet, l’université en question (dont le directeur est le père de la chercheuse), réclame le paiement de la subvention, soit plus d’un million d’euros. Après un audit financier, l’Office européen de lutte antifraude (OLAF) intervient et arrive à la conclusion qu’une fraude a été commise par la chercheuse, son père et d’autres membres du personnel de l’université.
Dans la foulée, l’OLAF publie sur son site web un communiqué de presse. Celui-ci ne contient pas le nom des intéressés, mais mentionne notamment : « une scientifique grecque », « une subvention d’un montant d’environ 1,1 million d’euros accordée par l’[ERCEA] à une université grecque » ou encore le « financement d’un projet de recherche mené sous la responsabilité d’une jeune scientifique prometteuse, dont le père travaillait dans l’université en question ».
La chercheuse ouvre une action auprès du Tribunal de l’UE (TUE) et réclame un montant de EUR 1,1 million. Elle estime que la communication de sa nationalité, de son genre, de son âge, du fait que son père travaillait dans l’université d’accueil du projet et du montant approximatif de la subvention allouée au projet constitue une diffusion de « données à caractère personnel » qui a permis au public de l’identifier. D’ailleurs, un journaliste allemand a effectivement réussi à l’identifier sur la base des informations disponibles.
Par arrêt du 4 mai 2022 (arrêt ECLI:EU:T:2022:273), le TUE a jugé que le communiqué de presse ne contient pas de données à caractère personnel et déboute donc la chercheuse. Selon le TUE les informations diffusées « ne permettent raisonnablement pas d’identifier la requérante sur la base d’une simple lecture objective de ce communiqué et ne permettent pas non plus, à l’aide de moyens “raisonnablement susceptibles d’être utilisés” par un de ses lecteurs, au sens du considérant 16 de ce règlement [=considérant 26 du RGPD], de l’identifier par un recoupement des identifiants sur le site Internet de l’ERCEA » (arrêt ECLI:EU:T:2022:273, consid. 68). Pour le Tribunal, le fait qu’un journaliste d’investigation spécialisé et une journaliste locale aient réussi à identifier la chercheuse ne change rien à l’analyse, au motif notamment qu’il ne s’agit pas de « lecteurs moyens » et que ces derniers « n’ont pas été en mesure d’identifier la requérante à partir des seuls identifiants présents dans le communiqué de presse no 13/2020 et que, en tout état de cause, il leur a été nécessaire, d’une manière ou d’une autre, d’utiliser des éléments d’identification externes et complémentaires audit communiqué » (même arrêt, consid. 87).
La chercheuse recourt contre cette décision auprès de la Cour de justice de l’UE.
Cadre légal
Puisque l’affaire concerne un traitement de données à caractère personnel (allégué) par un organe de l’UE, c’est le règlement (UE) 2018/1725 qui s’applique et non le RGPD. La CJUE confirme toutefois que les dispositions topiques des deux règlements sont identiques et doivent donc être interprétées de la même manière (arrêt présenté, consid. 43). Les déterminations de cet arrêt peuvent donc être transposées au RGPD.
Identifiabilité
La CJUE rappelle tout d’abord que le concept de données à caractère personnel doit être interprété de manière large. Citant l’arrêt Breyer (C‑582/14, EU:C:2016:779, point 46), la CJUE rappelle également que le fait que des informations supplémentaires sont nécessaires pour identifier la personne concernée n’est pas de nature à exclure que les données en cause doivent être qualifiées de données à caractère personnel, pour autant que la possibilité de combiner les données en cause avec des informations supplémentaires constitue « un moyen susceptible d’être raisonnablement mis en œuvre » (arrêt présenté, consid. 49–50). Par contre, le fait qu’un journaliste ait réussi à identifier la personne concernée n’est pas en soi suffisant pour retenir que le communiqué de presse contient des données personnelles. Il faut dans tous les cas faire l’analyse de l’identifiabilité à l’aune des principes jurisprudentiels développés par la CJUE. En d’autres termes, le critère de l’identifiabilité s’analyse de manière abstraite, sur la base des critères établis par la jurisprudence, et non pas concrète (sur la base de ce que certains ont réussi à faire).
En l’occurrence, la CJUE retient que les données contenues dans le communiqué, prises ensemble, comportent des informations de nature à permettre l’identification de la personne visée par ce communiqué de presse (arrêt présenté, consid. 60). La Cour insiste ensuite sur le contexte spécifique de la communication, soit la publication sur internet d’un cas de fraude pouvant intéresser les journalistes, pour retenir que l’effort pour obtenir les informations supplémentaires nécessaires à l’identification n’était « aucunement démesuré » (arrêt présenté, consid. 63). Dans ces circonstances, l’OLAF devait compter sur le fait que des lecteurs puissent chercher à identifier les personnes concernées sur la base d’informations supplémentaires. Ainsi, contrairement à ce qui avait été retenu par le TUE, la CJUE juge que les données contenues dans le communiqué de presse doivent donc être qualifiées de données à caractère personnel.
Analyse
Alors, données à caractère personnel ou non ? Une fois encore, la réponse à cette question dépend à notre avis du contexte dans lequel les données sont traitées.
Tout d’abord, du point de vue de l’auteur du communiqué de presse (l’OLAF), les données sont toujours des données à caractère personnel. C’est logique, puisqu’il connait le nom et l’identité des protagonistes.
Pour déterminer si des données à caractère personnel sont communiquées à des tiers, il faut toutefois analyser le point de vue des destinataires éventuels. Il est donc nécessaire de déterminer si, dans l’environnement dans lequel les données sont échangées (data environment), une identification est possible sur la base de la volonté et des moyens raisonnablement susceptibles d’être mis en œuvre par les destinataires concernés (selon le point de vue de ces derniers). Ce point nous semble confirmer la solution à laquelle le TUE est arrivé dans l’affaire CRU/CEOD (T‑557/20 du 26 avril 2023 (CRU / CEPD), commenté in swissprivacy.law/232/)
La CJUE rejette l’argument du TUE selon lequel l’analyse de l’identifiabilité doit être limitée aux « lecteurs moyens » des communiqués de presse. La CJUE ne précise toutefois pas explicitement quel cercle de destinataires il faut prendre en compte, ce qui aurait pourtant constitué un point intéressant. Nous relevons toutefois qu’elle s’appuie au considérant 63 sur le contexte spécifique de l’affaire, soit la publication en libre accès sur Internet de données relatives à une situation susceptible d’intéresser l’opinion publique. Nous gageons donc que la solution aurait été différente si les données avaient été partagées dans un contexte plus limité, p. ex. dans un réseau privé. Selon notre interprétation, il faut donc toujours dans un premier temps déterminer le cercle des acteurs concernés (l’environnement des données), avant d’analyser le critère de l’identifiabilité.
Hasard du calendrier (ou pas), la CJUE a rendu le même jour une autre décision traitant du concept de données à caractère personnel : dans l’affaire IAB Europe (C‑604/22, commenté in swissprivacy.law/303/), elle a jugé qu’une chaîne composée d’une combinaison de lettres et de caractères contenant les préférences d’un utilisateur d’Internet (« TC String ») devait être qualifiée de donnée à caractère personnel. La CJUE a retenu qu’il était indifférent que l’IAB Europe ne disposait pas directement de l’ensemble des informations nécessaires pour identifier les individus, puisque les autres membres du framework disposent de ces informations (p. ex. l’adresse IP) et peuvent être amenés à les communiquer à l’IAB Europe. Ainsi, le TC string constitue une donnée à caractère personnel dans la mesure où il peut être associé par des moyens raisonnables à un identifiant, même si cela nécessite l’assistance d’un tiers.
Les arrêts de la CJUE analysés ci-dessus nous paraissent compatibles avec la jurisprudence suisse, notamment l’arrêt Logistep. Dans cet arrêt, le Tribunal fédéral a jugé que le critère de l’identifiabilité doit s’analyser du point de vue de chaque détenteur de l’information ; toutefois, en cas de communication à des tiers, il est suffisant que le récipiendaire puisse identifier la personne concernée, même s’il doit pour cela effectuer des démarches supplémentaires (ATF 136 II 508, c. 3.4). Ces considérations doivent être validées, malgré les critiques émises à l’époque par une partie de la doctrine. Elles nous semblent s’aligner sur les considérations de la CJUE dans les arrêts présentés ci-avant, et conformes à l’approche « nuancée » de l’identifiabilité qu’il convient à notre avis de suivre (sur ce sujet, cf. Alexandre Jotterand, Personal Data or Anonymous Data : where to draw the lines (and why)?, in : Jusletter 15 August 2022).
Proposition de citation : Alexandre Jotterand, Un communiqué de presse pas si anonyme que ça…., 7 juin 2024 in www.swissprivacy.law/304
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