Transparence et caviardage — un exercice délicat
I. Introduction
Les faits concernent la demande d’accès d’un journaliste à un procès-verbal d’une séance du Comité de la Caisse de prévoyance de l’État de Genève (CPEG) portant sur l’abaissement du taux technique et le changement de table de mortalité. Le but de cette requête étant de comprendre les termes selon lesquels le Comité avait voté ces deux mesures qui auraient impliqué un coût supplémentaire de 2 milliards de francs pour l’État de Genève.
Dans un premier temps, la Caisse refuse l’accès au motif que le procès-verbal est couvert par une obligation de garder le secret au sens de l’art. 86 LPP. Débouté par la Chambre administrative de la Cour de justice du canton de Genève, le journaliste recourt au Tribunal fédéral.
Le 3 mars 2022, le Tribunal fédéral rend une décision de principe (ATF 148 II 16, résumé in www.swissprivacy.law/134) fondée sur la Loi genevoise du 5 octobre 2001 sur l’information du public et l’accès aux documents (LIPAD) par laquelle il précise que l’art. 86 LPP ne constitue pas une disposition spéciale au sens de l’art. 4 let. a LTrans. Il souligne que l’entrée en vigueur de la LTrans a réduit la portée de l’obligation de garder le secret de l’art. 86 LPP. Selon l’analyse du Tribunal fédéral, l’art. 86 LPP ne protège plus que les informations couvertes par le secret en application des exceptions prévues aux art. 7 et 8 LTrans. Par conséquent, il conclut que l’obligation de garder le secret de l’art. 86 LPP n’est pas une exception de droit fédéral au principe de la transparence au sens de l’art. 26 al. 4 LIPAD, laquelle ferait obstacle à la divulgation de documents officiels contrairement à ce que soutient la CPEG.
Le Tribunal fédéral admet le recours pour application arbitraire de l’art. 26 al. 4 LIPAD et renvoie l’affaire à la Chambre administrative de la Cour de justice du canton de Genève afin qu’elle examine (i) si la séance dont le procès-verbal est sollicité est publique, non publique ou à huis clos au sens des art. 5 à 7 LIPAD, (ii) si une autre exception au sens de l’art. 26 LIPAD serait susceptible de s’appliquer à la demande d’accès au procès-verbal, et (iii) dans le cas où aucune exception n’est applicable, si certaines parties du procès-verbal doivent demeurer secrètes en application de l’art. 27 LIPAD, en particulier si elles devaient contenir des données personnelles dont la transmission pourrait porter atteinte à la sphère privée des personnes concernées.
La Chambre administrative de la Cour de justice du canton de Genève examine, dans deux arrêts subséquents respectivement datés du 11 octobre 2022 (ATA/1017/2022) et du 7 février 2023 (ATA/119/2023) — d’une part, les éléments renvoyés par le Tribunal fédéral, et — d’autre part, la réclamation formulée par le journaliste contre l’émolument de CHF 1’000.— mis à sa charge, ainsi que quant à l’indemnité de procédure de CHF 1’000. — qui lui a été allouée alors qu’il concluait à ce qu’elle soit fixée à CHF 5’500.— .
Dans son premier arrêt, la Chambre administrative ordonne à la CPEG de donner un accès au procès-verbal sous une forme caviardée. Elle considère que la séance ayant donné lieu au procès-verbal litigieux était non publique sans être à huis clos et que le procès-verbal contient des renseignements relatifs à l’accomplissement d’une tâche publique. Elle ajoute qu’il se justifie de caviarder les positions nominatives ou paritaires, ainsi que les noms des différents membres du Comité et des tiers entendus en qualité d’experts. Dans son second arrêt, la Chambre administrative rejette la réclamation, considérant que le journaliste n’avait obtenu que partiellement gain de cause.
À la suite de ces deux arrêts, trois recours sont introduits au Tribunal fédéral. Pour l’essentiel, le journaliste conclut à un accès sans restriction au procès-verbal. Pour des motifs d’économie de procédure, le Tribunal fédéral joint les causes et statue sur celles-ci dans un seul et même arrêt. Il admet partiellement le recours du journaliste et procède à la réforme de l’arrêt de la Cour de justice. L’arrêt du Tribunal fédéral suscite des questionnements sur deux aspects, lesquels font l’objet du présent commentaire.
II. Consultation des personnes concernées
Le principe de transparence nécessite une délicate balance avec la protection de la vie privée, notamment en ce qui concerne la protection des données personnelles. En principe, la protection de la sphère privée, le principe de la transparence de l’activité étatique et le droit à l’autodétermination sont complémentaires dans une société démocratique. En pratique, il est fréquent qu’un document officiel renferme des données personnelles, créant ainsi une tension.
Conscients de ces enjeux, les législateurs ont prévu au sein des législations ayant trait au principe de transparence des règles de coordination relatives aux procédures d’accès aux documents officiels contenant des données personnelles. Tel est le cas sur le plan fédéral (art. 9 LTrans et 36 LPD), mais également au niveau des cantons, par exemple Vaud (art. 16 al. 4 et 5 LInfo), Fribourg (art. 11, 12 et 27 LInf), Valais (art. 13 et 22 LIPDA), ainsi que Jura et Neuchâtel (art. 25, 36 et 72 CPDT-JUNE).
De manière simplifiée, il est généralement prévu que les données personnelles contenues au sein de documents officiels soient caviardées, avant que ces derniers ne soient rendus accessibles. Si le caviardage est insuffisant ou nécessite un travail disproportionné, l’autorité doit examiner si la personne concernée a consenti à la communication de ses données personnelles, que ce soit de manière implicite ou explicite. À défaut de consentement, l’autorité doit entendre si possible la personne concernée, l’informer de la demande d’accès et lui impartir un délai pour prendre position.
L’art. 39 LIPAD règle au niveau genevois la question de la communication de données personnelles par une autorité à une autre institution soumise à la LIPAD (al. 1 à 3), à une corporation ou un établissement de droit public suisse non soumis à la LIPAD (al. 4 à 5), à une corporation ou un établissement de droit public étranger (al. 6 à 8), ainsi qu’à une tierce personne de droit privé (al. 9 à 12). Lors de la remise d’un document officiel à un citoyen, les règles encadrant la communication de données personnelles à une tierce personne de droit privé s’appliquent (art. 39 al. 9 à 12 LIPAD). La procédure implique que l’autorité consulte les personnes concernées avant toute communication, sous réserve que cela n’entraîne pas un travail disproportionné. À défaut d’avoir pu recueillir l’avis de la personne concernée, ou en cas d’opposition, l’autorité doit solliciter le préavis du préposé cantonal.
Dans le cadre de son recours, le journaliste allègue le non-respect de la procédure susmentionnée, le Tribunal fédéral devant donc statuer sur la question. Selon ce dernier, la nécessité de consulter les personnes concernées prévue à l’art. 39 al. 10 LIPAD se justifie uniquement dans le cas où l’autorité envisage de communiquer les données personnelles à une tierce personne de droit privé. La procédure doit ainsi être suivie uniquement en cas d’octroi d’accès aux données personnelles à un tiers.
Il est ainsi crucial de reconnaître que lorsque des données personnelles figurant dans un document officiel doivent être caviardées, la procédure de consultation des personnes concernées n’est pas nécessairement requise. Ce principe est particulièrement mis en lumière en cas d’accès partiel, notamment par le biais du caviardage, par opposition à un simple refus d’accès. Il est généralement admis que cette approche permet de concilier le principe de transparence avec la protection des données. En pratique, le défi réside cependant dans le fait que les informations à soustraire doivent être caviardées de manière à empêcher toute reconstitution, tout en préservant l’intégrité du contenu informationnel du document. Cela est d’ailleurs expressément mis en évidence à l’art. 27 al. 2 LIPAD, qui souligne que :
« Les mentions à soustraire au droit d’accès doivent être caviardées de façon à ce qu’elles ne puissent être reconstituées et que le contenu informationnel du document ne s’en trouve pas déformé au point d’induire en erreur sur le sens ou la portée du document. »
Si l’accès partiel, en optant pour un caviardage approprié, émerge comme une solution équilibrée pour répondre aux impératifs de transparence tout en respectant la protection des données, il convient de souligner que cette démarche s’avère complexe en pratique. La difficulté réside dans cette nécessité de caviarder les mentions à soustraire de manière précise et rigoureuse, de sorte qu’elles ne puissent être reconstituées, tout en préservant l’intégrité et la compréhension globale du document. Cette délicate opération vise à éviter toute distorsion du sens ou de la portée du document, assurant ainsi que le processus de caviardage n’induise pas en erreur quant à l’information contenue. Cependant, il faut admettre selon les cas d’espèce que le caviardage ne doit pas être systématiquement appliqué à toutes les données personnelles, la sphère privée de la personne concernée ne faisant pas systématiquement l’objet d’une atteinte notable. Par exemple, il peut parfois être toléré de transmettre le nom d’un employé de l’État apparaissant dans un document officiel dans un souci de transparence, sous réserve d’un intérêt prépondérant justifiant le refus de la communication. À ce titre, l’art. 36 al. 4 LPD prévoit de manière spécifique que les organes fédéraux sont en droit de communiquer, sur demande, le nom, le prénom, l’adresse et la date de naissance d’une personne.
III. Caviardage
A. Appréciation de la Chambre administrative de la Cour de justice du canton de Genève
Dans le cadre de son arrêt, la Chambre administrative de la Cour de justice du canton de Genève ordonne à la CPEG de donner un accès au procès-verbal, mais sous une forme caviardée, ce que le journaliste conteste. De manière non exhaustive, le caviardage du procès-verbal, qui est composé de 12 pages, concerne les éléments suivants (cf. considérant 6.5 pour une analyse détaillée du document) :
- Tous les noms des personnes assistant à la séance, inclus la présence ou l’absence des membres du Comité de la CPEG figurant à la première et dernière page.
- Les noms, les arguments ainsi que les positions des délégations des employeurs et des employés.
- Les noms des deux experts invités, à l’exception de leur présentation et leurs réponses aux questions, ainsi que les noms des quatre autres personnes qui assistent à la séance.
- Les noms des membres du Comité de la CPEG ainsi que leur vote respectif, seul le résultat total de chaque vote devant ressortir
B. Caviardage des noms des membres du Comité de la CPEG
S’agissant du caviardage des noms des membres du comité de la CPEG, le Tribunal fédéral rejoint partiellement l’avis de la Cour de justice du canton de Genève.
Au préalable, il rappelle que le Comité de la CPEG est composé de vingt membres, dont dix représentent les salariés, élus par l’assemblée des délégués, et les dix autres représentent les employeurs, désignés par le Conseil d’État. Indépendamment des résultats des élections ou de la désignation par le Conseil d’État, tant les noms des représentants des salariés que de ceux des employeurs sont publiés. Les noms des membres du Comité de la CPEG sont pour le surplus accessibles via le site web de la CPEG.
Au vu de ce qui précède, le Tribunal fédéral est d’avis qu’il est dénué de sens et apparaît arbitraire de vouloir anonymiser dans le procès-verbal les noms des membres du Comité de la CPEG qui ont agi dans l’exercice de leurs fonctions officielles, notamment lorsqu’il est uniquement fait constat de leur présence ou de la pose de questions aux experts invités. En revanche, il considère que la situation est toutefois différente lorsque les noms des membres du Comité de la CPEG sont liés à des prises de position, des arguments en faveur d’une solution ou un vote nominatif. Le Tribunal fédéral confirme la position de la Cour de justice sur ce point. En effet, il estime que le processus décisionnel lors de futurs débats pourrait être entravé dans la mesure où les membres du Comité de la CPEG pourraient être soumis à des pressions.
C. Caviardage des déclarations et des explications des membres du Comité de la CPEG, ainsi que des positions nominatives ou paritaires
Le Tribunal fédéral désavoue la Cour de justice s’agissant du caviardage des déclarations et des explications des membres du Comité de la CPEG, ainsi que des positions nominatives ou paritaires. Afin d’éviter que le principe de transparence ne reste lettre morte, le Tribunal fédéral relève que le caviardage de la totalité des déclarations, des explications ou des positions des membres du Comité de la CPEG n’est pas nécessaire. Une telle mesure empêcherait le public de comprendre le raisonnement derrière les solutions envisagées et les décisions prises. De plus, et dans la mesure où les noms des membres du Comité de la CPEG sont anonymisés, le risque selon lequel un membre puisse faire l’objet de pressions, ce qui entraverait le processus décisionnel lors de futurs débats, est dès lors limité.
D. Caviardage des noms des tiers entendus à titre d’expert
S’agissant du caviardage des noms des tiers entendus à titre d’expert, le journaliste soutient qu’il existe un intérêt à connaître leur nom, afin de pouvoir notamment apprécier leur indépendance, leur impartialité, leur réputation et leur niveau de compétence.
À cet égard, le Tribunal fédéral commence par rappeler l’importance d’une évaluation minutieuse au cas par cas des intérêts en présence, à savoir l’intérêt public à la transparence et l’intérêt à la protection de la sphère privée. Il rappelle ensuite sa jurisprudence quant à la pondération des intérêts qui consiste à tenir compte du genre des données visées, du rôle et de la position de la personne concernée, ainsi que de la gravité des conséquences que la divulgation entraînerait pour elle. Toutefois, le Tribunal fédéral conclut de manière quelque peu surprenante et sans donner une quelconque explication que, dans le cas d’espèce, le journaliste ne démontre pas en quoi il serait insoutenable de retenir qu’il n’existe pas d’intérêt public prépondérant à connaître le nom des experts mandatés par le Comité de la CPEG. Par conséquent, le Tribunal fédéral confirme le caviardage des noms des tiers entendus à titre d’expert.
IV. Conclusion
L’arrêt du Tribunal fédéral met en évidence la tension qui existe entre, d’une part, la transparence de l’activité étatique et, d’autre part, la protection de la sphère privée et le droit à l’autodétermination informationnelle. Cet arrêt rappelle également que la transmission d’un document contenant des noms de personne physique n’est pas nécessairement constitutive d’une atteinte à la sphère privée (sur cette question, cf. www.swissprivacy.law/8).
Plus encore, il met en évidence la complexité de l’appréhension de la transparence, celle-ci étant étroitement liée à des perceptions individuelles qui varient d’un individu à l’autre. La balance des intérêts entre la transparence et la protection de la sphère privée est un exercice délicat, souvent teinté de subjectivité. Cette réalité se reflète clairement dans la diversité des décisions prises au niveau cantonal. À titre exemplatif, le Préposé des cantons de Neuchâtel et du Jura a, en se référant à de la jurisprudence fédérale, rendu un avis le 31 décembre 2021 autorisant l’accès à une liste nominative des experts AI, tout en reconnaissant qu’une publication sur Internet ne serait pas respectueuse de la protection de la personnalité.
La solution retenue quant à l’anonymisation des noms des membres du Comité de la CPEG lorsqu’ils sont liés à des prises de position, des arguments en faveur d’une solution ou d’un vote nominatif nous paraissent justifiés. En effet, il s’agit là de protéger la « libre formation de l’opinion et de la volonté ». Le but est d’empêcher que la divulgation prématurée d’informations au cours d’un processus de décision mette l’administration sous une pression publique trop forte et l’empêche ainsi de se forger une opinion et une volonté propres en toute sérénité.
Toutefois, selon nous, il aurait été souhaitable que les noms des experts mandatés par le Comité de la CPEG soient communiqués dans la mesure où la transparence des noms des experts revêt une importance cruciale dans le contexte de délibérations et de prises de décision au sein d’une organisation telle que la CPEG. Tout d’abord, la divulgation des noms des experts contribuerait à renforcer la confiance du public dans le processus décisionnel en mettant en lumière l’indépendance, l’impartialité, la réputation et le niveau de compétence des experts. Une telle mesure favoriserait la responsabilité et la reddition de comptes en permettant aux parties prenantes, y compris les citoyens et les journalistes, de vérifier les antécédents et les affiliations des experts convoqués. Par conséquent, nous soutenons la solution selon laquelle le public devrait être en droit d’accéder à des informations sur les experts qui influent sur des décisions susceptibles d’avoir un impact significatif sur la gestion des fonds de pension et, par extension, sur la stabilité financière de l’État.
Proposition de citation : Samah Posse / Livio di Tria, Transparence et caviardage — un exercice délicat, 8 janvier 2025 in www.swissprivacy.law/331
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