Les modèles de prix confidentiels soumis au principe de la transparence ?

TF, arrêt 1C_475/2023 du 18 février 2025
Introduction
Deux sociétés sont titulaires d’une autorisation de Swissmedic pour proposer la thérapie par lymphocytes CAR‑T, un traitement innovant utilisé pour lutter contre le cancer. En substance, ce traitement consiste à modifier génétiquement les globules blancs des patients afin qu’ils attaquent les cellules cancéreuses. Ce traitement a le statut de « médicament orphelin », c’est-à-dire qu’il s’agit d’un médicament important contre des maladies rares (art. 4 al. 1 let. adecies cum art. 14 al. 1 let. f de la Loi fédérale du 15 décembre 2000 sur les produits thérapeutiques, « LPTh »).
La prise en charge de ce traitement par l’assurance obligatoire des soins (« AOS ») suppose qu’il soit efficace, approprié et économique (art. 32 de la Loi fédérale du 18 mars 1994 sur l’assurance-maladie, « LAMal »). Lorsqu’une prestation dont l’efficacité, l’adéquation ou le caractère économique sont en cours d’évaluation, le Département fédéral de l’intérieur (« DFI »), après avoir obtenu conseil auprès de la Commission des prestations et des principes (cf. art. 33 al. 4 LAMal cum art. 37a let. a de l’Ordonnance fédérale du 27 juin 1995 sur l’assurance-maladie, « OAMal »), détermine dans quelle mesure l’AOS prend en charge les coûts y relatifs (art. 33 al. 3 et 5 LAMal, art. 33 let. c OAMal cum art. 1 de l’Ordonnance sur les prestations de l’assurance des soins, « OPAS »).
En l’occurrence, selon le chapitre 2.5 (« Oncologie ») de l’Annexe 1 de l’OPAS dans sa teneur au 1er juillet 2020, l’AOS prend provisoirement en charge la thérapie par lymphocytes CAR‑T à certaines conditions (cf. art. 1 let. b OPAS). Par conséquent, elle couvre les coûts conformément à la convention tarifaire conclue entre les assureurs et plusieurs hôpitaux (art. 43 al. 4 LAMal) et approuvée par le Conseil fédéral (art. 46 al. 4 LAMal). Les coûts ne sont toutefois pas couverts à hauteur des prix maximaux, mais uniquement à hauteur des prix réels (inférieurs) tels que préalablement négociés entre les titulaires d’autorisation et les hôpitaux. Ces prix inférieurs ne sont toutefois valables que s’ils demeurent confidentiels.
Le 28 août 2020, un journaliste requiert de l’Office fédéral de la santé publique (« OFSP ») entre autres l’accès aux documents relatifs aux modèles de prix confidentiels (prix réellement payés par l’AOS, les restitutions à l’AOS et les coûts estimés de la thérapie). Il mentionne notamment une convention tarifaire du 26 août 2020. À la suite de l’échec de la procédure de conciliation devant le PFPDT (art. 13 s. LTrans) – lequel recommandait à l’OFSP d’octroyer un accès complet aux documents en caviardant tout au plus les noms des personnes physiques – et du rejet de son recours interjeté contre la décision de l’OFSP (art. 15 LTrans), le journaliste recourt auprès du Tribunal fédéral pour obtenir accès aux documents précités.
Cadre de l’analyse du Tribunal fédéral
Sous réserve de dispositions spéciales au sens de l’art. 4 LTrans, toute personne a le droit de consulter des documents officiels et d’obtenir des renseignements sur leur contenu de la part des autorités (art. 6 al. 1 LTrans). Le principe de la transparence n’est toutefois pas absolu. En effet, le droit d’accès peut être limité, différé ou refusé en présence d’une exception énumérée à l’art. 7 LTrans ou de certains cas particuliers prévus à l’art. 8 LTrans.
En l’espèce, l’OFSP a motivé sa décision de refus partiel en se fondant sur l’art. 7 al. 1 let. b (entrave à l’exécution de mesures concrètes prises par une autorité) et g (risque de révélation de secrets professionnels, d’affaires ou de fabrication) ainsi que sur l’art. 8 al. 4 LTrans (révélation d’une prise de position dans le cadre de négociations en cours ou futures).
Dans son arrêt A‑2459/2021 du 27 juillet 2023, le Tribunal administratif fédéral a confirmé le rejet partiel de la demande d’accès en se fondant uniquement sur l’art. 7 al. 1 let. b LTrans. Le Tribunal fédéral est donc amené à se prononcer sur la bonne application de cette disposition.
Exception relative à l’entrave à l’exécution de mesures concrètes d’une autorité
Les autorités disposent d’une certaine flexibilité dans la mise en œuvre des exceptions énumérées à l’art. 7 LTrans (Message relatif à la LTrans, FF 2003 1807, p. 1850). Cela étant, les autorités ne peuvent pas se limiter à invoquer une explication hypothétique. D’une part, la menace d’une atteinte aux intérêts publics ou privés, qui justifie le recours à une exception, doit être suffisamment caractérisée. D’autre part, la menace doit être sérieuse (ATF 144 II 77, consid. 3).
L’une de ces exceptions concerne le risque d’entrave à l’exécution d’une mesure concrète. En effet, aux termes de l’art. 7 al. 1 let. b LTrans,
« [l]e droit d’accès est limité, différé ou refusé, lorsque l’accès à un document officiel entrave l’exécution de mesures concrètes prises par une autorité conformément à ses objectifs ».
Dans la conception du législateur, cette exception a vocation à s’appliquer « lorsque, avec une grande probabilité, une mesure n’atteindrait plus ou pas entièrement son but si certaines informations qui préparent cette mesure étaient rendues accessibles ». Il en est notamment ainsi des mesures de surveillance ou des inspections des autorités fiscales (Message relatif à la LTrans, FF 2003 1807, p. 1850).
En l’espèce, comme indiqué en introduction, tant la prise en charge de la thérapie par l’AOS que l’approbation de la convention tarifaire présupposent un examen de son caractère économique. Dans ce contexte, l’OFSP fournit son expertise. En outre, il coordonne et participe également aux travaux de la Commission des prestations et des principes. L’OFSP estime que ces actes constituent des mesures concrètes. Or, dans l’hypothèse où les prix réels sont révélés, les titulaires d’autorisation pourraient soit facturer la thérapie au prix maximal – ce qui compromettrait sa prise en charge par l’AOS (cpr. art. 32 et 46 al. 4 LAMal) –, soit complètement renoncer à la proposer sur le marché suisse. Pour cause, s’il s’avère que le prix réel dans l’îlot de cherté suisse est en fait bien inférieur au prix de catalogue, les autorités étrangères pourraient tenter de négocier les prix à la baisse.
Cette argumentation ne convainc pas le Tribunal fédéral. Il se réfère d’abord à l’art. 43 al. 6 LAMal. Bien que cette disposition oblige les autorités à « veille[r] à ce que les soins soient appropriés et leur qualité de haut niveau, tout en étant le plus avantageux possible », il s’agit d’un principe, et non d’une mesure concrète. Quant à l’approbation de la convention tarifaire, elle constitue certes une mesure concrète, mais elle n’est aucunement entravée par l’octroi d’un accès aux documents sollicités.
Par conséquent, le Tribunal fédéral admet le recours du journaliste et renvoie l’affaire au Tribunal administratif fédéral. Ce dernier devra déterminer si d’autres exceptions au principe de la transparence justifient ici un refus d’accès.
Une appréciation
En l’état actuel du droit, la solution retenue par le Tribunal fédéral est convaincante. Cela étant, la présente contribution a démontré que cet arrêt est susceptible d’avoir des incidences sur le prix du traitement, voire sur sa disponibilité en Suisse. L’OFSP et les titulaires d’autorisation peuvent encore éviter cette issue s’ils convainquent le Tribunal administratif fédéral de l’applicabilité de l’art. 7 al. 1 let. g (risque de révélation de secrets professionnels, d’affaires ou de fabrication) et/ou l’art. 8 al. 4 LTrans (révélation d’une prise de position dans le cadre de négociations en cours ou futures).
S’agissant de cette dernière disposition, elle ne paraît pas applicable. En effet, ce cas particulier concerne uniquement les négociations en cours ou futures, l’idée étant qu’« une négociation ne peut pas être menée de manière efficace si une partie devait être contrainte d’abattre ses cartes avant même qu’elle ne commence » (Message relatif à la LTrans, FF 2003 1807, p. 1856). Lorsque les négociations sont closes, les exceptions de l’art. 7 LTrans sont plus indiquées. En l’espèce, il y a deux écueils à l’application de l’art. 8 al. 4 LTrans. D’une part, les négociations sont menées par les partenaires tarifaires, sans implication d’une quelconque autorité. D’autre part, l’approbation de la convention tarifaire n’intervient que postérieurement à sa conclusion.
En revanche, l’application de l’art. 7 al. 1 let. g LTrans à la présente affaire ne peut être exclue. En effet, la jurisprudence relative à cette disposition définit les secrets d’affaires comme toutes les informations qu’un entrepreneur souhaite légitimement garder secrètes respectivement qui pourraient nuire au succès commercial de l’entreprise ou fausser la concurrence si elles étaient connues des entreprises concurrentes (ATF 144 II 91, consid. 3.1). Le Tribunal fédéral interprétant cette notion largement (ATF 142 II 340, consid. 3.2.), le prix réellement pratiqué en Suisse, lequel influe sur le chiffre d’affaires réalisé par les titulaires d’autorisation sur leurs différents marchés, est susceptible de constituer un secret d’affaires.
Si tel n’est pas le cas, les documents sollicités par le journaliste seront rendus publics. Or, dans les circonstances du cas d’espèce, ce scénario n’est paradoxalement pas le plus favorable pour les patients souffrant d’un cancer et pour les autres payeurs de prime. Comme exposé précédemment, les titulaires d’autorisation pourraient revenir aux prix maximaux, à moins qu’ils décident carrément de quitter le marché suisse.
Modification législative adoptée
Le Conseil fédéral, conscient de cette problématique (Message concernant la modification de la LAMal (Mesures visant à freiner la hausse des coûts, 2e volet), FF 2022 2427, p. 35 ss et 60 s.), a proposé l’ajout d’un art. 52 c nLAMal (Confidentialité des informations relatives aux restitutions). Adopté par le Parlement le 21 mars 2025, ce texte a la teneur suivante :
1 Le Conseil fédéral peut prévoir que les informations relatives au montant, au calcul ou aux modalités de restitutions versées aux assureurs ou au fonds visé à l’art. 18, al. 2septies, let. b sur la base de conventions tarifaires, d’accords ou de décisions de l’OFSP ne sont pas accessibles aux tiers. Il peut également le prévoir pour les accords de restitution communiqués aux autorités cantonales compétentes dans le cadre de la procédure d’approbation visée à l’art. 46, al. 4.
2 Lorsque les informations visées à l’al. 1 ne sont pas accessibles aux tiers, l’autorité compétente refuse les demandes d’accès qui se fondent sur la loi du 17 décembre 2004 sur la transparence (LTrans) ou les dispositions cantonales correspondantes.
3 L’OFSP publie régulièrement un rapport, réalisé par un organisme indépendant, sur la mise en œuvre des modèles de prix selon l’art. 52b.
Le délai référendaire court jusqu’au 10 juillet 2025. Si cette disposition entre en vigueur, le recours à l’art. 7 al. 1 let. g LTrans deviendra superflu (cf. art. 4 LTrans).
Proposition de citation : Nathan Philémon Matantu, Les modèles de prix confidentiels soumis au principe de la transparence ?, 28 mai 2025 in www.swissprivacy.law/355

