Risque sérieux aux intérêts nationaux par l’accès aux listes de projets de Crypto AG approuvés par l’ASRE
Arrêt TAF A‑4494/2020 du 20 avril 2021
Se fondant sur la Loi sur la transparence, une journaliste de la SRF requiert de l’Assurance suisse contre les risques à l’exportation (ASRE) l’accès à une liste non caviardée des projets approuvés par cet établissement de droit public (art. 3 LASRE) et déposés, pour la période de 2007 à 2018 inclus, par Crypto AG, Crypto International AG, ainsi qu’une troisième société. La demande d’accès vise également les informations détenues depuis 1975 par l’ancêtre de l’ASRE, à savoir la Garantie contre les risques à l’exportation (GRE). Plus précisément, elle porte notamment sur les produits exportés, le pays d’exportation, la valeur de la livraison et une description du projet en question.
Après une médiation (art. 13 LTrans) échouée devant le PFPDT et faute pour l’ASRE d’avoir pu démontrer l’existence d’une des exceptions de l’art. 7 LTrans, le Préposé fédéral à la protection des données et à la transparence recommande de donner l’accès aux documents requis depuis 1979.
Faisant suite à une requête de deux des entreprises concernées, l’ASRE rend une décision (art. 15 al. 1 LTrans) refusant l’accès aux documents en concluant à l’inapplicabilité de la LTrans pour les documents établis avant son entrée en vigueur et, pour les documents postérieurs, à un risque pour les intérêts de la Suisse dans ses relations internationales (cf. art. 7 al. 1 let. d). La journaliste conteste la décision devant le Tribunal administratif fédéral qui tranche le litige dans le présent arrêt.
Existante depuis le 1er janvier 2007, l’ASRE a présenté deux listes au PFPDT dont l’accès est requis : la première pour les projets à partir de 2007 et la seconde pour les projets antérieurs remontant à 1979. Le Tribunal administratif fédéral commence par déterminer si l’accès à la dernière tombe dans le champ d’application temporel de la loi.
À cet égard, l’art. 23 LTrans dispose que la loi s’applique « aux documents officiels qui ont été produits ou reçus par l’autorité après son entrée en vigueur », laquelle a été fixée au 1er juillet 2006 (RO 2006 2319). N’est pas pertinente à cet égard la date de création du document, mais celle de son achèvement ou la date définitive de son élaboration. En présence d’une liste, la date de la mise à jour de celle-ci est également pertinente (TAF A‑75/2009 du 16.4.2009, c. 3 ; FF 2003 1807, 1841).
En l’espèce, le Tribunal administratif fédéral constate que cette seconde liste se rapporte à des projets concernant Crypto AG datant au plus tard de 2005. Celle-ci n’a pas été mise à jour ultérieurement et a été reprise par l’ASRE au moment de succéder à la GRE. Le fait qu’elle ait été mise à jour aux fins de la procédure de médiation devant le PFPDT, c’est-à-dire dans le contexte de la présente procédure, n’est pas pertinent. Étant donné que cette liste a été établie avant l’entrée en vigueur de la LTrans et qu’elle n’a pas été mise à jour par la suite, l’accès à celle-ci doit par conséquent être écarté, car la demande y relative ne peut être fondée sur Loi sur la transparence en vertu de l’art. 23 a contrario.
S’agissant de la première liste relative à des projets depuis 2007, l’ASRE estime que son accès « risque de compromettre les intérêts de la Suisse en matière de politique extérieure et ses relations internationales » au sens de l’art. 7 al. 1 let. d LTrans. Se référant à la jurisprudence, le Tribunal administratif fédéral précise que les intérêts nationaux peuvent être mis à mal par un État qui exploiterait au détriment de la Suisse les informations découlant de l’accès ou, plus généralement, si ces informations sont susceptibles de détériorer les relations avec d’autres États ou organisations internationales. Il est toutefois nécessaire que le préjudice éventuel soit important et que le risque de sa survenance soit sérieux. Dans ce contexte, le contrôle judiciaire s’opère avec retenue, car l’appréciation a une dimension relevant de la politique étrangère du pays, même si cette retenue ne porte pas sur l’appréciation juridique du litige en elle-même, mais uniquement sur l’opportunité politique de la décision.
Après avoir présenté les positions des deux parties, le Tribunal administratif fédéral souligne que dévoiler des informations soumises au secret d’autres États n’est conforme ni à la pratique internationale ni à la pratique des États et qu’elle peut conduire à une détérioration des relations bilatérales. De ce point de vue, il n’est pas critiquable de retenir que les informations relatives à la technologie de chiffrement des communications sécurisées sont précisément soumises au secret en vertu de l’art. 7 al. 1 let. d LTrans à moins d’être connues.
La recourante invoque les documents du SECO concernant le contrôle à l’exportation dans le domaine des biens à double usage, dont fait partie le matériel de sécurité de l’information conçu ou modifié pour utiliser la cryptographie. Cependant, la comparaison de ces documents avec la liste requise n’est pas pertinente. En effet, l’accès à cette dernière permettrait de déterminer quel État a acheté quel produit, contrairement aux documents du SECO qui ne contiennent aucune information sur les fournisseurs et ne permettent pas de tirer des conclusions sur la date d’acquisition d’un produit. Une telle connaissance rendrait le produit ou la version du produit utilisé plus vulnérable alors que son secret constitue un mécanisme de protection.
Il faut supposer que les États destinataires (cinq depuis 2007) ont un intérêt substantiel à garder confidentielles de telles informations. Accorder l’accès présente par conséquent un réel danger de compromettre les relations bilatérales avec les États concernés, car il faut s’attendre à ce qu’ils ne comprennent pas, en raison de leur intérêt au secret, que la Suisse transmette aux médias des informations sur la technologie de chiffrement des communications sécurisées. Le risque de préjudice pour les relations internationales de la Suisse est donc plausible et l’accès serait susceptible de déclencher des tensions diplomatiques. Dans ce contexte, une telle évaluation est orientée vers l’avenir et ne peut se fonder uniquement sur des faits concrets ou avérés, mais doit inévitablement reposer sur des suppositions, des présomptions et des hypothèses relatives aux circonstances du cas d’espèce.
En définitive, le risque que l’accès à la liste requise compromette les intérêts de la Suisse en matière de politique extérieure et ses relations internationales est sérieux et l’accès au document doit être refusé.
Alléguant en outre une violation du principe de la proportionnalité, la recourante considère néanmoins qu’un accès restreint reste possible, par exemple en caviardant le destinataire final du produit, à l’instar des agences gouvernementales ou des ministères, mais pas le nom de l’État. Le Tribunal administratif fédéral estime la protection de l’intérêt au secret ne pourrait être atteinte si l’État destinataire devait être divulgué.
Par conséquent, l’accès restreint n’entre pas en ligne de compte et il existe un intérêt public prépondérant justifiant un refus d’accès complet. Le recours est rejeté.
Le présent arrêt s’inscrit dans le cadre des Cryptoleaks (voir reportage Temps présent) qui ont révélé la mainmise des services de renseignement américain et allemand sur l’entreprise helvétique Crypto AG, puis la collaboration des services suisses avec ses homologues étrangers. Bien que le Conseil fédéral ait jugé que cette affaire n’est pas problématique du point de vue du droit de la neutralité et n’a « en rien gêné la politique étrangère de la Suisse ni porté atteinte à sa crédibilité (avis du Conseil fédéral, p. 5), ces révélations n’en ont pas moins suscité de très sérieuses interrogations politiques. À ce sujet, la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire a été évoquée, mais finalement écartée au profit d’une inspection de la Délégation des Commissions de gestion des Chambres fédérales. Celle-ci a rendu un rapport (voir les conclusions aux pages 25 et suivantes).
Dans de telles affaires, la presse a un rôle crucial de chien de garde de la démocratie, car l’intérêt du public à prendre connaissance de certaines informations en lien avec cette affaire est grand. À cet égard, la SRF et la Wochenzeitug (WOZ) ont par le passé publié les résultats de demandes d’accès au SECO concernant les biens à double usage (voir ici pour la SRF et ici pour la WOZ). Le SECO publie également des statistiques sur les permis relatifs aux biens à double usage (voir ici), mais le recoupement des informations d’ores et déjà publiques ne semble néanmoins pas permettre de tirer des conclusions par rapport aux listes requises dans le cas d’espèce.
L’arrêt démontre s’il le fallait que la marge de manœuvre dont jouissent les autorités pour faire barrage au principe de la transparence est grande lorsqu’il est question des intérêts nationaux et des relations entre la Suisse et d’autres États.
Proposition de citation : Kastriot Lubishtani, Risque sérieux aux intérêts nationaux par l’accès aux listes de projets de Crypto AG approuvés par l’ASRE, 10 juin 2021 in www.swissprivacy.law/79
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