Comment est votre blanquette ?
I. Introduction
Le 24 février 2020, le premier cas de COVID-19 sur le territoire helvétique est détecté. Face à une explosion du nombre de cas détectés, le Conseil fédéral déclare moins d’un mois plus tard l’état d’urgence sanitaire dans tout le pays (art. 7 LEp) lui permettant de prononcer des mesures exceptionnelles.
Depuis les préludes de la pandémie, le Conseil fédéral a adopté toute une série de mesures afin d’endiguer la pandémie. Parmi les plus décriées (au sein de la population), on retrouve notamment l’exploitation d’un système de traçage de proximité qui s’est traduit par le développement de l’application SwissCovid. Le système de traçage repose sur plusieurs normes légales prescrites aux art. 60a ss LEP et a fait l’objet d’une phase pilote, conformément à l’art. 17a LPD. Le développement de ce système de traçage a bénéficié d’une grande transparence, les documents y relatifs ayant été volontairement publiés, sans parler des contours légaux ayant encadré son développement et qui continuent à déterminer son utilisation.
L’obligation faite aux exploitants d’installations ou d’établissements accessibles au public dans le cadre de leur plan de protection (p. ex. les restaurateurs) de collecter les coordonnées des personnes afin de prévenir la propagation du coronavirus a quant à elle été plus décriée. Bien qu’instaurées par la première Ordonnance fédérale COVID-19 (art. 4 al. 2 let. b, 5 et ch. 4 de l’Annexe), les modalités liées à cette récolte ont été précisées et restent encore d’actualité à l’heure à laquelle nous rédigeons ces lignes, conformément à l’Ordonnance fédéral COVID-19 dans sa version du 31 mai 2021.
L’obligation exige des exploitants qu’ils récoltent le nom, le prénom, le domicile et le numéro de téléphone du client, ainsi que, pour les établissements de restauration, le numéro du siège ou de la table (Annexe 1, ch. 4.4 let. a et b). Un devoir d’informer les personnes concernées a été expressément prévu (art. 5 al. 1). La durée de conservation a été fixée à 14 jours suivant la visite de l’établissement (art. 5 al. 3). Finalement, et afin d’identifier et d’informer les personnes présumées infectées, les services cantonaux compétents peuvent demander la transmission de ces coordonnées (art. 5 al. 2), conformément à l’art. 33 LEp.
II. SocialPass – En entrée, ce sera…
Cette obligation a entraîné de nombreuses interrogations parmi les obligés, notamment ceux issus du monde de l’hôtellerie-restauration. À son instauration, GastroSuisse, la faîtière nationale du secteur, proposait des feuilles de saisie des coordonnées des clients. Ces feuilles auraient dû être distribuées séparément pour chaque table (p. ex. le modèle papier vaudois « homologué »). Or la plupart du temps, une seule feuille était utilisée pour récolter les données et virevoltait entre chaque table (Bonjour à toi, Nicolas de Moutier [JU]).
Le solutionnisme technologique a rapidement eu raison des modèles papier, des Tracing App ayant été développées parallèlement. Parmi ces solutions technologiques, la fameuse application SocialPass, dont il est question dans le communiqué de presse du Préposé fédéral. L’application SocialPass est particulièrement connue des Vaudoises et des Vaudois. À ce titre, ne sont pas en cause le papet vaudois et son excellente saucisse aux choux, pas plus que le chasselas, mais un embrouillamini kafkaïen.
Peu après la première réouverture des établissements de restauration le 11 mai 2020, GastroVaud, la faîtière vaudoise du secteur, recommandait à ses membres le recours à SocialPass. Le 15 octobre 2020, face à une recrudescence cantonale des cas de COVID-19 et un manque de fiabilité des feuilles de saisie, le Conseil d’État vaudois a exhorté le secteur à recourir à un usage systématique d’un dispositif d’identification informatique. Cette solution informatique devait être homologuée par GastroVaud, en concertation avec le Médecin cantonal. La mesure était prescrite à l’art. 4 let. f de la Directive du Conseil d’État vaudois du 22 octobre 2020 COVID-19 / Coronavirus. C’est ainsi que SocialPass est devenu l’application « par défaut » du canton de Vaud.
Une interpellation a été déposée par le député vaudois David Raedler, mais est restée lettre morte jusqu’à aujourd’hui. À ce sujet, nous relevons d’ailleurs que le Conseil d’État vaudois était revenu sur son choix d’imposer une solution informatique, laissant l’alternative à l’utilisation du papier comme possible pour les clients, mais seulement dans des cas exceptionnels. Les restaurateurs devaient alors enregistrer les clients directement via l’application SocialScan.
Nous précisons que la solution du Conseil d’État vaudois a été transposée dans un arrêté vaudois du 11 décembre 2020 (art. 3 al. 1 let. f de sa version du 12 décembre 2020). La disposition a été discrètement abrogée par la version du 18 janvier 2021 de l’arrêté vaudois, ce qui correspond de près à la nouvelle date de fermeture des établissements de restauration. À notre connaissance, aucune base légale – formelle ou matérielle – n’a été depuis adoptée, et pour cause.
III. L’application SocialPass – késako ?
L’application SocialPass sert à faciliter le traçage des contacts dans le domaine de la restauration. Elle est exploitée par les sociétés SwissHelios et NewCom4U. La solution informatique est composée de trois composants.
- SocialPass
SocialPass est l’application mobile téléchargée par les clients. Lors de son installation, les clients sont redirigés sur la politique de confidentialité des données de l’application, qu’ils doivent accepter pour pouvoir l’utiliser. Après l’acceptation de la politique de confidentialité, une vérification du numéro de téléphone est faite par l’envoi d’un SMS.
Suite à la vérification du numéro de téléphone, le client doit s’enregistrer au moyen de données obligatoires (nom, prénom, numéro de téléphone, code postal). De manière facultative, le client peut aussi transmettre sa date de naissance, son adresse complète ainsi que son adresse électronique. Il semblerait que ces données soient obligatoires dans certains cantons (à notre connaissance, tel n’est pas le cas du canton de Vaud).
Une fois le processus d’enregistrement terminé, et lors de sa venue dans un restaurant, le client peut scanner le QR code fourni par le restaurateur. Ses coordonnées sont alors automatiquement envoyées à une base de données centralisée et y sont stockées (pendant 14 jours) de manière chiffrée sur un serveur en Suisse.
- SocialScan
SocialScan est l’application mobile téléchargée par l’exploitant d’un établissement de restauration (elle peut également être utilisée en dehors du secteur de la restauration). L’exploitant commence par s’enregistrer au moyen du nom de son établissement, de l’adresse, du code postal, de la ville, de son adresse électronique et de son téléphone ainsi qu’éventuellement du nom de la personne responsable au sein de l’établissement.
Une fois son compte crée, l’exploitant peut créer les codes QR qui pourront être scannés par le client. Un contrôle visuel de l’occupation peut être fait et l’exploitant peut également saisir manuellement les données des clients qui n’auraient pas de téléphones mobiles. Les données des visites suivent le même sort que dans le cadre de l’application SocialScan.
- Base de données centralisée
La base de données centralisée est constituée des données de visite susmentionnées. En cas de cas positif au COVID-19, l’autorité cantonale compétente peut soit demander l’accès à la liste des personnes présentes à l’exploitant de l’établissement de restauration, soit s’être arrangée pour avoir un accès direct à la base de données (c’est le cas du canton de Vaud et du Valais). Les modalités d’accès ressortent de la politique de confidentialité.
IV. L’affaire SocialPass sous la loupe du Préposé fédéral à la protection des données
Le 31 mai 2021, le Préposé fédéral a informé la population, par le biais d’un communiqué de presse, avoir rendu une recommandation à l’attention des sociétés qui exploitent SocialPass. La procédure d’établissement des faits (art. 29 LPD) a été ouverte en décembre 2020 sur la base d’informations révélées tant par des médias que par des citoyens.
Avant de procéder à une analyse des conclusions du Préposé fédéral, il y a lieu de souligner que les parties concernées par la recommandation disposent d’un délai de 30 jours depuis le 28 mai 2021 pour soit la rejeter soit s’y conformer (art. 29 al. 4 LPD). Le choix du Préposé fédéral de publier un communiqué de presse annonçant avoir émis une recommandation avant de laisser le temps aux parties de se prononcer sur celle-ci laisse pour le moins songeur.
Le Préposé fédéral a estimé que ses conclusions sont d’intérêt général, notamment en vue de la réouverture complète du secteur de la restauration, et s’inscrivent dans un objectif de transparence. Bien que les raisons évoquées nous semblent louables, le choix du Préposé fédéral amène une grande confusion pour le secteur de la restauration et paraît critiquable.
Sur le fond, il ressort des conclusions du Préposé fédéral plusieurs points.
- Possibilité d’accès direct à la base de données centralisée par les autorités vaudoises et valaisannes
La politique de confidentialité de SocialPass indique que dans le cas du canton de Vaud et du Valais, les services cantonaux compétents (en l’espèce, pour le canton de Vaud, l’office du Médecin cantonal) se sont arrangés pour obtenir un accès direct à la base de données centralisée. En outre, les parties semblent avoir mis à disposition cette base de données pour un nombre quelconque d’options de recherches cibles.
À cet égard, le Préposé fédéral considère que l’absence de limitations juridiques et techniques de ces vastes possibilités de recherches viole le principe de proportionnalité. Il relève ainsi que l’accès à la base de données centrale par les autorités sanitaires doit être limité à ce qui est nécessaire.
Cet accès direct, conjugué au fait que l’application SocialPass fut la seule « homologuée » par la faîtière GastroVaud, en concertation avec l’office du Médecin cantonal, est un choix politique dont le but était certainement de faciliter le travail du Médecin cantonal dans le cadre du traçage des clients. Outre la question de la proportionnalité, il nous semble étonnant que le Médecin cantonal se soit octroyé cet accès direct, l’art. 5 al. 2 de l’Ordonnance fédérale COVID-19 précisant que le service cantonal doit en faire la demande. Il apparaît donc disproportionné que l’office du Médecin cantonal puisse accéder en tout temps à l’ensemble de la base de données centralisée, le but étant de contacter les personnes ayant potentiellement eu contact avec un cas positif de COVID-19 lors de leur visite d’un établissement de restauration.
Suite aux injonctions du Préposé fédéral, il nous semble important que le canton de Vaud prenne position sur la problématique. L’imposition de facto de SocialPass comme outil de traçage unique n’apparaît pas, selon nous, comme une solution idéale, même si celle-ci permet à l’office du Médecin cantonal de faciliter son travail.
D’un autre côté, et sauf erreur de notre part (en admettant qu’une compétence cantonale existe), il serait légalement judicieux que le canton de Vaud se dote d’une base légale formelle s’agissant des modalités quant au traçage des clients d’un établissement de restauration, en révisant par exemple l’art. 40 de la Loi vaudoise du 19 mai 1985 sur la santé publique ou en inscrivant cette mesure dans la Loi vaudoise du 26 mars 2002 sur les auberges et les débits de boissons. Idéalement, la Préposée cantonale devrait être impliquée dans le processus d’homologation des systèmes de traçage.
- Lacunes de sécurité
L’enquête menée par le Préposé fédéral a conduit à la découverte de déficiences organisationnelles et techniques, au sens du principe de sécurité (art. 7 LPD). Sur ce point, le communiqué de presse du Préposé fédéral n’apporte aucune autre précision.
- Manque de transparence
Le Préposé fédéral relève en dernier lieu une violation du principe de transparence. À cet égard, les exploitants de SocialPass sont invités à uniformiser toutes les informations nécessaires aux clients se trouvant sur la page web ou dans les applications.
V. Un petit digestif pour conclure ?
Le communiqué de presse du Préposé fédéral n’apporte guère plus d’informations sur la procédure, mentionnant uniquement les conclusions de la recommandation. Il y a donc lieu d’attendre la publication de celle-ci pour déterminer plus précisément les deux derniers points, en espérant que celle-ci apporte un éclairage bienvenu sur de nombreuses interrogations comme la qualification qu’endossent les sociétés exploitantes du SocialPass.
La question de savoir si ceux-ci agissent en qualité de responsable du traitement tiers ou en qualité du sous-traitant est difficile à cerner. Ceci est d’autant plus vrai dans le cas du canton de Vaud, pour lequel l’un pourrait argumenter qu’une forme de délégation de tâche légale a été faite à GastroVaud, qui a choisi SocialPass. À cet égard, deux questions orales ont été posées par les députés vaudois David Raedler et Philippe Vuillemin lors de la séance du Grand Conseil du 1er juin 2021.
Nous ne cessons pas de le répéter, mais la crise du COVID-19 est révélatrice de notre envie de recourir toujours plus à des solutions informatiques. Bien que critiquable, cette envie est toutefois à l’air du temps. Il est certain que de telles solutions seront toujours envisagées et privilégiées et c’est pourquoi il est important qu’une attention particulière soit portée à leur élaboration, en particulier lorsqu’elles répondent à des obligations étatiques.
En fin de compte, et en particulier avec le cas du SocialPass, nous regrettons que les autorités compétentes n’aient pas été directement impliquées dans le processus lié au choix de l’application. Dans ce genre de cas, il est souvent plus facile de prévenir que de guérir, mais selon notre expérience, les autorités de protection des données sont malheureusement souvent saisies en aval d’un projet seulement. Il y a lieu ici de procéder à un renversement de paradigme et de mentalités.
En conclusion, nous compatissons avec les exploitants d’établissements de restauration et les clients, qui doivent faire face à une certaine confusion. On leur répondra dans tous les cas, lorsqu’ils nous demandent comment est notre blanquette, que celle-ci est bonne !
Proposition de citation : Livio di Tria, Comment est votre blanquette ?, 7 juin 2021 in www.swissprivacy.law/78
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