Le dossier électronique du patient fait parler de lui aux Chambres fédérales
La Loi fédérale sur le dossier électronique du patient (LDEP) est entrée en vigueur le 15 avril 2017, avec un délai de mise en œuvre de trois ans qui devait initialement conduire au lancement effectif du DEP au printemps 2020. Cependant, pour des questions liées aux procédures de certification des communautés dont la tâche est de fournir l’accès aux DEP, le premier DEP n’a été ouvert qu’en décembre 2020. À l’heure où ces lignes sont écrites, six communautés sont certifiées, parmi lesquelles figurent les communautés CARA (GE, VS, VD, FR et JU) et la communauté neuchâteloise « Mon Dossier Santé ».
Parallèlement à sa mise en œuvre, le DEP fait régulièrement parler de lui aux Chambres fédérales. C’est ici l’occasion de présenter un aperçu des discussions politiques récentes à ce sujet, sans prétention d’exhaustivité. Les personnes intéressées trouveront dans cet ouvrage une présentation juridique plus générale du DEP (pp. 51–72).
Caractère facultatif
Par principe, le DEP devait initialement revêtir un caractère doublement facultatif, c’est-à-dire qu’il devait être facultatif aussi bien pour les patients que pour les professionnels de la santé. Afin d’accélérer la mise en œuvre initiale du DEP, le législateur fédéral avait toutefois initialement grevé ce principe d’une dérogation importante en imposant aux fournisseurs de prestations visés par les art. 39 et 49a al. 4 LAMal (notamment les hôpitaux, maisons de naissance et EMS) de proposer le DEP. Alors même que les premiers DEP n’avaient pas encore été ouverts, il a saisi l’occasion de la révision de la LAMal en été 2020 pour élargir l’obligation de s’affilier à une communauté à l’ensemble des médecins.
Poursuivant sur sa lancée, le législateur fédéral a ensuite adopté au printemps 2021 une motion chargeant le Conseil fédéral d’élaborer les bases légales obligeant l’ensemble des fournisseurs de prestations et professionnels de la santé à s’affilier à une communauté. Le caractère « doublement facultatif » du DEP aura ainsi fait long feu, suscitant au passage certaines inquiétudes du côté des professionnels de la santé sous l’angle de la mise en œuvre concrète de cette obligation ainsi que des conséquences financières qui en découlent.
Adoption et déploiement
Le caractère facultatif du DEP pour les patients a rapidement suscité des craintes sous l’angle de son adoption par la population. De telles inquiétudes paraissent légitimes non seulement en raison des coûts élevés et des efforts importants déployés pour la mise en œuvre du DEP, mais aussi à la lumière d’expériences étrangères plutôt mitigées par le passé. Faisant suite à un postulat adopté par les Chambres fédérales en 2019, le Conseil fédéral a publié le 11 août 2021 un rapport de 54 pages intitulé « Dossier électronique du patient. Que faire encore pour qu’il soit pleinement utilisé ? ».
Ce rapport met en lumière les mesures qui sont d’ores et déjà entreprises ou planifiées, à l’image de la documentation établie et distribuée par eHealth Suisse, une campagne nationale d’information ou encore des mesures visant à faciliter l’utilisation concrète du DEP. Le rapport préconise de surcroît l’adoption d’une dizaine de mesures parmi lesquelles figurent la sensibilisation des professionnels de la santé lors de leur formation, l’accès plus facile à une identité électronique ou la possibilité de stocker des données dynamiques (p. ex. le plan de médication) de manière centralisée auprès des communautés.
Répartition des tâches entre Confédération et cantons
La LDEP a été conçue comme une loi-cadre, qui devait initialement offrir une liberté d’organisation importante aux acteurs chargés de sa mise en œuvre, en particulier les communautés. L’idée consistait notamment à éviter que tous les efforts soient fournis dans un modèle uniforme, qui condamnerait l’ensemble du projet s’il venait à échouer. Dans les faits, les ordonnances d’exécution fédérales de la LDEP sont aujourd’hui particulièrement techniques et précises et réduisent d’autant la marge de manœuvre effective des communautés pour déployer les DEP.
Dans son rapport « Dossier électronique du patient. Que faire encore pour qu’il soit pleinement utilisé ? », le Conseil fédéral a en particulier constaté l’existence d’un flou important en lien avec la répartition des tâches et des compétences entre Confédération et cantons pour la mise en œuvre du DEP, ce qui soulève des incertitudes sur les perspectives de financement du DEP à long terme. Ces interrogations sont d’autant plus marquées que le secteur de la santé relève traditionnellement de la compétence des cantons.
Le Conseil fédéral a par conséquent annoncé qu’il évaluerait « en profondeur » la structure de la LDEP d’ici février 2022 et que cet examen aurait en outre pour ambition « d’évaluer une éventuelle centralisation du DEP » (p. 45–46 ; à ce sujet voir aussi la réponse du Conseil fédéral à une motion de juin 2021). Eu égard à l’ensemble des efforts déployés pour construire le DEP sur un modèle décentralisé, la perspective d’un éventuel projet de centralisation n’a rien d’anodin.
Accès au DEP
Le DEP a été conçu dans l’idée que les professionnels de la santé ne peuvent accéder aux données des patients que dans la mesure où ceux-ci leur ont accordé un droit d’accès (art. 9 LDEP). Ce droit d’accès est librement modulable par le patient, qui peut aussi attribuer différents niveaux de confidentialité aux données contenues dans le DEP. Par ailleurs et pour rappel, le DEP constitue un système « secondaire » qui ne se confond pas avec le dossier « primaire » du patient. Le DEP ne contient pas toutes les données du patient ou de la patiente, mais seulement les données pertinentes pour le traitement (art. 2 let. a LDEP ). eHealth Suisse a élaboré un rapport visant à définir les informations pertinentes pour le traitement au sens de la LDEP, parmi lesquelles figurent par exemple les rapports de sortie ou d’opération, les informations concernant la médication, la liste des diagnostics, les anamnèses, les résultats d’évaluation ou encore les prescriptions.
En juin 2021, une Conseillère nationale a déposé une motion visant à ce que « le dossier électronique du patient soit adapté aux besoins des utilisateurs, réduise les démarches administratives et apporte une valeur ajoutée à toutes les personnes concernées ». Dans cette perspective, elle demandait notamment au Conseil fédéral d’entreprendre les modifications de la LDEP afin que le DEP serve de base centrale pour le stockage des données des patients et que les professionnels de la santé soient par défaut autorisés à accéder aux données du DEP, sauf opposition expresse du patient (système d’opt-out).
Si de telles propositions peuvent paraître louables en vue d’une meilleure efficacité, elles ébranlent la logique générale sur laquelle a été construit le DEP, qui vise à offrir aux patients une transparence et un contrôle quasiment total sur les données qui sont traitées dans le DEP. Le Conseil fédéral a logiquement recommandé de rejeter cette motion, qui n’a pas encore été discutée aux Chambres.
Conformément à l’art. 7 LDEP, le DEP a été conçu exclusivement dans l’idée que les données versées dans le DEP sont en principe uniquement accessibles par les professionnels de la santé (définis par l’art. 2 let. b LDEP) et les patients, à l’exclusion de tout autre tiers. En mai 2020, deux Conseillers nationaux ont déposé une motion chargeant le Conseil fédéral de préparer une modification de la LDEP qui doit permettre aux fournisseurs de prestations de déposer directement leurs factures électroniques dans un volet particulier du DEP, tout en fournissant des garanties en matière de confidentialité. Le Conseil fédéral a proposé de rejeter cette motion au motif que le DEP n’était pas techniquement et idéalement conçu comme un instrument pour les assureurs-maladie ou les caisses de médecin. La motion a néanmoins été adoptée par le Conseil national, le Conseil des États ne s’étant pas encore prononcé.
La question de savoir si les données contenues dans le DEP peuvent être réutilisées à des fins de recherche a elle aussi été soulevée aux Chambres fédérales. Dans son message relatif à la LDEP (FF 2013 4747, 4796), le Conseil fédéral avait indiqué que le projet de loi ne visait pas à « créer les bases légales nécessaires pour utiliser les données médicales contenues dans le dossier électronique du patient en vue de développer des registres de maladies ou de qualité, à des fins de statistiques ou de recherche ou dans le but d’optimiser des processus administratifs. Si de telles dispositions devaient voir le jour, il faudrait les introduire dans la législation spéciale. »
La question particulière de la réutilisation des données du DEP à des fins de recherche a été directement soumise au Conseil fédéral par le biais d’une interpellation en septembre 2019. Ce dernier a laissé entendre qu’à défaut de règles spécifiques sur ce sujet dans la LDEP, la réutilisation des données versées dans le DEP à des fins de recherche était possible aux conditions prévues par Loi fédérale relative à la recherche sur l’être humain (LRH), en particulier les art. 32 à 34 LRH.
Il a de surcroît précisé que les procédures et démarches concrètes permettant d’utiliser les données du DEP dans la recherche seraient définies en temps voulu, tout en soulignant que les données contenues dans le DEP présentaient des difficultés pour la recherche (données non structurées dans un premier temps, dossier médical partiel et incomplet car système secondaire, etc.). On soulignera à ce sujet que l’art. 34 LRH permet à titre exceptionnel de réutiliser des données personnelles en l’absence de consentement des personnes concernées. L’application de cette disposition semble néanmoins peu compatible avec la logique du DEP qui vise à offrir aux personnes concernées un contrôle presque total sur leurs données (via le paramétrage des droits d’accès par exemple).
Carnet de vaccination
Les déboires de la plateforme en ligne « mesvaccins.ch » (voir notamment les articles publiés sur swissprivacy.law ici et ici) n’ont évidemment pas manqué de susciter des réactions au sein des Chambres fédérales, notamment pour mettre en avant la nécessité de se doter d’un carnet de vaccinations électronique fiable.
La coïncidence temporelle entre le naufrage de la plateforme « mesvaccins.ch » et la floraison des solutions techniques développées pour répondre aux défis posés par l’épidémie de COVID ont conduit un Conseiller national à demander au Conseil fédéral qu’il pérennise certaines infrastructures officielles estampillées « COVID » (en particulier le certificat COVID) pour héberger les carnets de vaccination électronique sur le long terme.
Toutefois, comme l’a exposé le Conseil fédéral, le certificat COVID n’est pas techniquement adapté pour répondre aux besoins d’un carnet de vaccination électronique. Revenant à la charge en juin 2021, le même élu a déposé une motion chargeant le Conseil fédéral d’introduire un carnet de vaccination électronique qui soit compatible avec le DEP et qui aurait pour objectif de remplacer la plateforme « mesvaccins.ch », tout en veillant à la protection des données. Le 10 novembre 2021, le Conseil fédéral a proposé d’accepter la motion.
Constat
Ce tour d’horizon non exhaustif des questions récemment soulevées par le DEP devant les Chambres fédérales montre que le DEP est au centre de nombreuses discussions politiques, qui s’inscrivent d’ailleurs souvent dans des contextes plus larges en lien avec la numérisation du système de soins. Outre le défi de son adoption par la population, le DEP voit se dresser devant lui de nombreux obstacles (partage des compétences entre Confédération et cantons, financement). Il est cependant indéniable qu’il offre aussi de belles opportunités pour améliorer l’efficacité du système de soins helvétique, au profit des patients. Les nombreux débats politiques à venir sur le DEP devront faire l’objet d’une attention toute particulière.
Proposition de citation : Frédéric Erard, Le dossier électronique du patient fait parler de lui aux Chambres fédérales, 23 novembre 2021 in www.swissprivacy.law/106
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