Toute personne a le droit de savoir à qui ses données personnelles ont été communiquées
Arrêt CJUE C‑154/21 du 12 janvier 2023 (RW c. Österreichische Post AG)
Nota bene : La présente contribution fait partie d’une série de trois contributions consacrées à l’arrêt C-154/21 rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 12 janvier 2023 concernant l’interprétation du droit d’accès (cf. www.swissprivacy.law/217 pour une analyse de droit comparé et www.swissprivacy.law/218 pour des réflexions concernant la mise en œuvre pratique de cette jurisprudence). Cette première contribution vise à analyser l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne et son impact.
I. Introduction
La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu le 12 janvier 2023 un arrêt concernant l’interprétation de l’art. 15 par. 1 let. c RGPD. Cette disposition permet à la personne concernée, dans le cadre d’une demande de droit d’accès, d’obtenir de la part du responsable du traitement les destinataires ou les catégories de destinataires auxquels les données personnelles ont été ou seront communiquées. Dans le cadre du présent litige, il était demandé à la CJUE de déterminer si le droit d’accès permet à la personne concernée d’obtenir sur sa demande, lorsque des données personnelles ont été partagées, l’identité du destinataire.
Suivant les conclusions de l’avocat général Pitruzzella, la CJUE est d’avis que, lorsque des données personnelles sont communiquées, le responsable du traitement doit fournir à la personne concernée, sur sa demande, l’identité des destinataires. Il peut néanmoins être admis, dans des circonstances spécifiques et concrètes, qu’il ne soit pas possible de fournir l’identité des destinataires. Dans un tel cas, le droit d’accès peut être limité aux catégories de destinataires.
L’interprétation que fait la CJUE de l’art. 15 par. 1 let. c RGPD a pour avantage de garantir à la personne concernée une plus grande transparence des traitements. La CJUE ouvre néanmoins une boîte de Pandore au vu des implications pratiques engendrées par cette interprétation pour le responsable du traitement et rend ainsi l’application du RGPD encore plus complexe.
II. Motivation de la CJUE
La motivation de la CJUE est en partie – si ce n’est entièrement – reprise des conclusions de l’avocat général Pitruzzella (cf. www.swissprivacy.law/179). La motivation de la CJUE peut être résumée en deux principaux points.
Le premier concerne la raison pour laquelle la CJUE estime important que le droit d’accès puisse permettre à la personne concernée d’obtenir l’identité du destinataire. La CJUE rappelle ici que le droit d’accès est l’institution clé concrétisant la protection de la personnalité de la personne concernée. Sans le droit d’accès, la personne concernée ne pourrait pas faire effectivement valoir les autres droits institués par le RGPD, à savoir le droit de rectification (art. 16 RGPD), le droit à l’effacement (art. 17 RGPD), le droit à la limitation du traitement (art. 18 RGPD), le droit d’opposition au traitement (art. 21 RGPD), le droit à un recours juridictionnel effectif (art. 79 RGPD) et le droit d’obtenir la réparation du dommage subi (82 RGPD). C’est dans l’optique de garantir l’effet utile de l’ensemble des droits mentionnés – tant auprès du responsable du traitement qu’auprès des destinataires – que la personne concernée doit disposer d’un droit à être informé de l’identité des destinataires concrets.
Le second concerne la raison pour laquelle il appartient à la personne concernée de choisir entre la possibilité d’obtenir l’identité des destinataires de la communication ou simplement celle des catégories de destinataires. Sur ce point, la CJUE procède à une comparaison avec l’obligation du responsable du traitement d’informer la personne concernée de tout traitement de données personnelles (art. 13 et 14 RGPD). Dans le cadre du devoir d’informer, le choix de communiquer l’identité des destinataires ou les catégories de destinataires revient au responsable du traitement dès lors que l’obligation lui incombe de manière générale, indépendamment d’une requête de la personne concernée. À l’inverse, selon la CJUE, l’exercice du droit d’accès par la personne concernée implique logiquement que son titulaire se voit attribuer la possibilité de choisir d’obtenir l’accès, lorsque cela est possible, à l’identité des destinataires ou, sinon, de se borner à demander des informations concernant les catégories de destinataires. Le raisonnement de la CJUE est par ailleurs fondé sur le considérant 63 RGPD qui prévoit explicitement que toute personne doit avoir le droit de connaître et de se faire communiquer l’identité des destinataires des données personnelles.
III. Étendue de la notion de destinataire
Le « destinataire » est défini à l’art. 4 ch. 9 RGPD comme « la personne physique ou morale, l’autorité publique, le service ou tout autre organisme qui reçoit communication de données à caractère personnel, qu’il s’agisse ou non d’un tiers […] ».
La définition couvre quiconque reçoit des données personnelles, qu’il s’agisse d’un « tiers » (art. 4 ch. 10 RGPD, une notion qui ne comprend notamment pas les sous-traitants) ou non. Ainsi, lorsqu’un responsable du traitement envoie des données personnelles à une autre entité, à savoir un sous-traitant (art. 4 ch. 8 RGPD), un tiers (art. 4 ch. 10 RGPD) ou un responsable conjoint du traitement (art. 26 RGPD), cette entité est un « destinataire ». Nous soulignons que, conformément au considérant 31 RGPD, les autorités publiques ne doivent toutefois pas être considérées comme des « destinataires » lorsqu’elles reçoivent des données personnelles dans le cadre d’une demande particulière conformément au droit de l’Union européenne ou au droit d’un État membre (par exemple, les autorités fiscales et douanières, les cellules d’enquête financière, etc.). Ces notions ont par ailleurs été précisées par le Comité européen de la protection des données (cf. CEPD, Lignes directrices 07/2020).
IV. Cas de la sous-traitance en cascade
Le cas de la sous-traitance en cascade concerne l’hypothèse dans laquelle un sous-traitant confie les données personnelles à son tour à un sous-traitant dans le cadre d’une délégation d’une partie du traitement. Dans la pratique, une telle hypothèse est courante. La sous-traitance en cascade fait l’objet de dispositions spécifiques aux art. 28 par. 2 et 4 RGPD. Déterminer si le sous-traitant ultérieur tombe dans le cercle des « destinataires » demeure important en raison de la longueur hypothétique d’une chaîne de traitement (p. ex. dans le domaine du cloud computing) et des conséquences pratiques que cela implique. Il est malheureusement difficile répondre avec exactitude à cette question au vu des arguments qui s’opposent.
Premièrement, les notions de « communication », de « destinataire » et de « tiers » ne sont pas clairs et peuvent laisser une – trop – grande place à l’interprétation . À ceci s’ajoute le fait que les termes utilisés dans d’autres langues, en particulier le terme de « disclosure » (qui est utilisée comme équivalent au terme de « communication » dans la version anglaise du RGPD alors que celui-ci est, dans son sens littéral, plus restrictif) ou l’expression « die Offenlegung » (qui est utilisée comme équivalent au terme de « communication » dans la version allemande du RGPD, alors que celui-ci est également, dans son sens littéral, plus restrictif) peuvent créer d’importantes différences d’interprétation.
Deuxièmement, un sous-traitant peut recruter un autre sous-traitant qu’après avoir obtenu l’autorisation écrite du responsable du traitement. Cette autorisation peut être, au choix des parties (i) spécifique, soit accordée pour un sous-traitant particulier ou (ii) générale, soit accordée de manière générale pour tout sous-traitant ultérieur. Si la sous-traitance ultérieure repose sur une autorisation spécifique, le responsable du traitement doit valider pour chaque sous-traitant ultérieur sa participation au traitement. Si elle repose sur une autorisation générale, le sous-traitant doit remettre à tout le moins au responsable du traitement une liste des sous-traitants ultérieurs envisagés et l’informer de tout changement (European Data Protection Board, Lignes directrices 07/2020, par. 152). Dans les deux cas, le responsable du traitement a connaissance de toutes les parties prenantes de la chaîne de traitement, ce qui implique – au moins en théorie – que le responsable du traitement peut avoir une vue d’ensemble de toute la chaîne de sous-traitance (même si en pratique, dans le cas du cloud computing, celle-ci peut évoluer rapidement).
Troisièmement, le sous-traitant ultérieur est soumis aux mêmes obligations que celles prévues entre le responsable du traitement et son sous-traitant. À ce titre, le sous-traitant ultérieur doit présenter des garanties suffisantes quant à la mise en œuvre de mesures techniques et organisationnelles appropriées pour que le traitement soit conforme à la loi – ce qui permet d’assurer d’une certaine manière la licéité du traitement. Le sous-traitant est responsable vis-à-vis du responsable de traitement de l’exécution par le sous-traitant ultérieur de ses obligations. En effet, le responsable du traitement n’a aucun lien avec le sous-traitant ultérieur. Dès lors que le responsable du traitement ne peut être tenu responsable des actions du sous-traitant ultérieur que de manière limitée et qu’il ne lui communique aucune donnée directement, il pourrait apparaître disproportionné de le considérer comme un destinataire. Si la question des responsabilités des uns et des autres envers les uns et les autres ne joue qu’un rôle secondaire dans le cas du droit d’accès, celle-ci doit néanmoins être prise en compte pour tenir compte du travail qui reviendrait à la charge du responsable du traitement.
Au vu de ce qui précède, un flou existe quant à savoir si le sous-traitant ultérieur doit être compris dans la notion de « destinataire ». Même si le contexte de l’affaire ne s’y prêtait pas, nous regrettons que la CJUE n’ait pas abordé le sujet afin d’avoir une réponse claire, ce qui aurait permis au responsable du traitement de répondre à ses obligations avec toute la sérénité possible. À noter finalement que la personne concernée ne dispose d’un droit d’accès qu’à l’égard du responsable du traitement conformément à l’art. 15 par. 1 RGPD. Il lui sera ainsi impossible d’exercer à l’encontre du sous-traitant (ou du sous-traitant ultérieur) son droit d’accès. Ceci s’explique en raison de la répartition claire des responsabilités entre le responsable du traitement et du sous-traitant (ce dernier étant toutefois tenu d’aider le responsable du traitement dans le traitement d’une telle requête).
V. Le risque de l’amende administrative
Que risque le responsable du traitement qui se limiterait à remettre à la personne concernée les seules catégories des destinataires alors que la personne concernée a expressément requis la communication des destinataires ? Si aucune donnée personnelle n’a été communiquée, le responsable du traitement ne se met pas en porte-à-faux par rapport à l’interprétation que donne la CJUE au droit d’accès. Si des données personnelles sont – ou ont été communiquées – à des destinataires et que le responsable du traitement se borne à transmettre uniquement les catégories des destinataires, celui-ci prend le risque de se voir infliger une amende administrative. Conformément à l’art. 83 par. 5 let. b RGPD, l’autorité de protection des données saisie peut prononcer une amende administrative pouvant s’élever jusqu’à 20 millions d’euros ou, dans le cas d’une entreprise, jusqu’à 4% du chiffre d’affaires annuel mondial total de l’exercice précédent. Le calcul des amendes administratives prononcées sur la base du RGPD fait l’objet de lignes directrices établies par le Comité européen de la protection des données (cf. www.swissprivacy.law/162).
VI. Conclusion
En permettant à la personne concernée, dans le cadre d’une demande de droit d’accès, d’obtenir de la part du responsable du traitement l’identité des destinataires auxquels les données personnelles sont – ou ont été – communiquées, la CJUE ouvre une boîte de Pandore et ajoute (encore une!) couche de complexité au mille-feuilles de la mise en œuvre du RGPD. Dans le cadre de son arrêt, la CJUE n’a procédé à aucune mise en balance des intérêts de la personne concernée et du responsable du traitement. La CJUE s’est limitée à rappeler que le droit d’accès est nécessaire pour permettre à la personne concernée d’exercer ses autres droits. La CJUE n’a pas non plus envisagé l’impossibilité de fournir l’identité des destinataires en raison d’un secret d’affaires ou professionnel. Il sera intéressant de voir les démarches que les responsables du traitement entreprendront afin de se conformer à l’interprétation de la CJUE.
Proposition de citation : Livio di Tria / Philipp Fischer, Toute personne a le droit de savoir à qui ses données personnelles ont été communiquées, 11 avril 2023 in www.swissprivacy.law/216
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