Toute personne a le droit de savoir à qui ses données personnelles ont été communiquées : une analyse sous l’angle du droit suisse
Nota bene : La présente contribution fait partie d’une série de trois contributions consacrées à l’arrêt C-154/21 rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 12 janvier 2023 concernant l’interprétation du droit d’accès (cf. www.swissprivacy.law/216 pour une analyse de l’arrêt au fond et www.swissprivacy.law/218 pour des réflexions concernant la mise en œuvre pratique de cette jurisprudence). Cette deuxième contribution vise à déterminer si une solution identique à celle de la CJUE prévaut à l’aune de la nouvelle Loi fédérale sur la protection des données.
I. Introduction
Dans son arrêt du 12 janvier 2023, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a tranché que le droit d’accès permet à la personne concernée, à sa demande, de solliciter du responsable du traitement qu’il lui indique l’identité des destinataires auxquels des données sont ou ont été communiquées. La CJUE fonde son raisonnement sur l’art. 15 par. 1 let. c RGPD. L’arrêt de la CJUE n’est toutefois applicable qu’au responsable du traitement soumis au RGPD, soit en raison d’une application territoriale (art. 3 par. 1 RGPD) ou d’une application extraterritoriale (art. 3 par. 2 RGPD).
En droit suisse, les législations – fédérales ou cantonales – en matière de protection des données prévoient également en faveur de la personne concernée un droit d’accès. Partant, il est intéressant d’examiner si un raisonnement similaire à celui de la CJUE est transposable en droit suisse, en particulier sous l’angle de la nouvelle Loi fédérale sur la protection des données (nLPD) qui entrera en vigueur le 1er septembre 2023 (cf. www.swissprivacy.law/168).
II. Un droit actuellement inexistant
À l’heure actuelle, l’art. 8 al. 1 LPD dispose que toute personne peut demander au responsable du traitement si des données la concernant sont traitées (droit de savoir). À lui seul, le droit de savoir est incomplet et ne permet pas de réaliser pleinement la finalité du droit d’accès. Il est dès lors complété à l’art. 8 al. 2 LPD par un droit d’être renseigné. Ce dernier astreint le responsable du traitement à communiquer à la personne concernée toutes les données la concernant qui sont contenues dans un fichier, y compris les informations disponibles sur l’origine des données (art. 8 al. 2 let. a LPD), ainsi que le but et éventuellement la base juridique du traitement, les catégories de données personnelles traitées, de participants au fichier et de destinataires des données (art. 8 al. 2 let. b LPD).
Contrairement à sa disposition miroir au sein du RGPD, l’art. 8 al. 2 let. b LPD ne prévoit aucune alternative pour la personne concernée de se voir remettre soit les destinataires ou les catégories de destinataires à qui des données personnelles sont communiquées. En effet, selon le texte clair de l’art. 8 al. 2 let. b LPD, seules les catégories de destinataires doivent être remises à la personne concernée. Cette disposition est le reflet de la volonté du législateur qui, afin de ne pas imposer au responsable du traitement un volume de travail excessif ou de le contraindre à dévoiler ses relations d’affaires, a expressément souligné vouloir éviter au responsable du traitement de désigner nommément les destinataires lors du traitement d’une demande de droit d’accès (FF 1988 II 421, 460).
III. Un renforcement du droit d’accès
Le législateur ouvrait en 2010 les prémices de la révision de la Loi fédérale sur la protection des données. Les buts de cette révision ont été annoncés dès le départ : eurocompatibilité, amélioration de la transparence des traitements, renforcement des droits de la personne concernée et des pouvoirs du Préposé fédéral à la protection des données et à la transparence et élargissement des obligations du responsable du traitement. Le droit d’accès est ressorti renforcé de cette révision. Prévu désormais à l’art. 25 nLPD, le droit d’accès conserve sa structure initiale qui se décompose entre le droit de savoir (art. 25 al. 1 nLPD) et le droit d’être renseigné (art. 25 al. 2 nLPD).
La véritable innovation se situe à l’art. 25 al. 2 nLPD qui précise l’objet du droit d’être renseigné. Désormais le responsable du traitement doit remettre à la personne concernée toutes les informations nécessaires pour qu’elles puissent faire valoir ses droits et pour que la transparence des traitements soit garantie. Dans tous les cas, le responsable du traitement doit lui remettre les informations listées à l’art. 25 al. 2 let. a à g nLPD. Figurent parmi ces informations « les destinataires ou les catégories de destinataires auxquels des données personnelles sont communiquées » (let. g). Il y a là une évolution claire par rapport à l’art. 8 al. 2 let. b LPD puisqu’il est désormais expressément prévu que les destinataires, et a fortiori leur identité, tombent dans le périmètre du droit d’être renseigné. Il reste toutefois à déterminer, tout comme la CJUE l’a fait en application du RGPD, s’il s’agit d’un choix alternatif et à qui appartient ce choix. L’art. 25 al. 2 let. g nLPD est en effet construit de manière identique à l’art. 15 par. 1 let. c RGPD.
IV. Comment interpréter l’art. 25 al. 2 let. g nLPD ?
Afin de répondre à cette question, il y a lieu de procéder, comme le ferait le Tribunal fédéral, à une interprétation s’inspirant d’un pluralisme pragmatique pour rechercher le sens véritable de la norme.
Le principe veut que la loi s’interprète en premier lieu selon sa lettre (interprétation littérale). Le Tribunal fédéral ne se fonde cependant sur la compréhension littérale du texte que s’il en découle sans ambiguïté une solution matériellement juste. Il y a lieu de déroger au sens littéral d’un texte clair, lorsque des raisons objectives permettent de penser que le texte ne restitue pas le sens véritable de la disposition en cause et conduit à des résultats que le législateur ne peut avoir voulus et qui heurtent le sentiment de la justice et le principe de l’égalité de traitement. De tels motifs peuvent découler des travaux préparatoires (interprétation historique), du but de la règle, de son esprit, ainsi que des valeurs sur lesquelles elle repose, singulièrement de l’intérêt protégé (interprétation téléologique) ou encore de sa relation avec d’autres dispositions légales (interprétation systématique).
A. Interprétation littérale et systématique
L’interprétation littérale n’est d’aucune aide dans le cas d’espèce. De manière identique au droit européen, les termes « destinataires » et « catégories de destinataires » sont utilisés successivement, l’un après l’autre et de manière neutre, sans qu’il soit possible de déduire un ordre de priorité entre eux. Si la loi exprime un choix alternatif entre les destinataires ou les catégories de destinataires, elle n’indique cependant pas à qui revient ce choix. Ce constat prévaut tant pour la version française de la loi que pour la version allemande ou la version italienne.
En ce qui concerne l’interprétation systématique, il est possible de dégager de sa relation avec l’art. 19 al. 2 let. c nLPD (devoir d’informer) une interprétation identique à celle menée par la CJUE. Dans le cadre du devoir d’informer, la CJUE a retenu que le choix de communiquer l’identité des destinataires ou les catégories de destinataires revient au responsable du traitement dès lors que l’obligation lui incombe de manière générale. À l’inverse, l’exercice du droit d’accès par la personne concernée implique logiquement que son titulaire se voit attribuer la possibilité de choisir d’obtenir l’accès. Un raisonnement similaire devrait être suivi en droit suisse, ce d’autant plus que celui-ci est confirmé, pour le devoir d’informer, par les travaux relatifs à la révision (FF 2017 6565, 6669).
B. Interprétation historique
L’interprétation historique nécessite de distinguer les travaux relatifs à la LPD de 1992 des travaux relatifs à la LPD de 2020. Admettre que la volonté du législateur n’a pas changé serait un dangereux raccourci, ceci d’autant plus que l’un des buts de la révision était d’améliorer la transparence des traitements et que le texte de la loi prévoit désormais expressément la communication des destinataires ou des catégories de destinataires. L’interprétation historique nécessite de remonter aux prémices de la révision et de procéder étape par étape.
Le rapport du Conseil fédéral du 9 décembre 2011 sur l’évaluation de la Loi fédérale sur la protection des données n’aborde pas la question du droit d’accès. Dans son rapport, le Conseil fédéral reconnaît qu’il est essentiel d’améliorer la transparence des traitements de données, notamment dans les nouveaux contextes complexes dans lesquels les traitements ne peuvent pas être aisément identifiés, et de renforcer le contrôle et la maîtrise sur ses données, en particulier une fois que celles-ci sont divulguées. En ce qui concerne le rapport du groupe d’accompagnement du 29 octobre 2014, celui-ci n’aborde pas la question.
La première apparition au sein du droit d’accès de permettre à la personne concernée de se voir remettre les destinataires ou les catégories de destinataire remonte à l’avant-projet de la loi (AP-LPD). Initialement, le droit d’accès prévu à l’art. 20 al. 2 let. g AP-LPD renvoyait au devoir d’informer de l’art. 13 al. 3 et 4 AP-LPD. Dans le cas d’une demande de droit d’accès, le législateur avait prévu que :
- si des données personnelles étaient communiquées à des tiers, le responsable du traitement aurait dû informer la personne concernée des destinataires ou des catégories de destinataires ( 13 al. 3 AP-LPD) ;
- si des données personnelles étaient confiées à un sous-traitant, le responsable du traitement aurait dû communiquer à la personne concernée l’identité et les coordonnées du sous-traitant ( 13 al. 4 AP-LPD).
Une confusion (dangereuse) était faite entre la notion de « tiers » et de « destinataires ». Bien que seul l’alinéa 4 utilisait la notion « d’identité », il aurait eu fallu dans tous les cas comprendre que la communication des destinataires prévue par l’alinéa 3 implique la communication de leur identité. Au vu de ce qui précède, ni l’AP-LPD ni son rapport explicatif ne permettent de déterminer avec exactitude la volonté du législateur.
Au stade du projet de la loi (P‑LPD), la possibilité pour la personne concernée de se voir remettre les destinataires ou les catégories de destinataires a été directement ancrée à l’art. 23 al. 2 let. g P‑LPD. La disposition prévoyait que la personne concernée reçoive « le cas échéant, les destinataires ou les catégories de destinataires auxquels des données ont été communiquées […]. » Cette disposition a été acceptée telle quelle par les Chambres fédérales et n’a fait l’objet d’aucun débat. En vue de l’établissement de la version finale de la loi, la Commission de rédaction de l’Assemblée fédérale a toutefois procédé à deux modifications rédactionnelles mineures. La Commission de rédaction a remplacé le terme « ont été communiquées » par « sont communiquées » (ce qui comprend déjà les données qui ont été communiquées), ainsi « données » par « données personnelles ». Au vu de ce qui précède, il n’est pas non plus possible sur la seule base du P‑LPD de déterminer avec exactitude la volonté du législateur.
En ce qui concerne le message accompagnant le P‑LPD, le Conseil fédéral ne précise pas la portée de l’art. 23 al. 2 let. g P‑LPD. Il indique néanmoins, en ce qui concerne le devoir d’informer (art. 17 P‑LPD / art. 19 nLPD), et plus spécifiquement l’obligation à charge du responsable du traitement de communiquer à la personne concernée les destinataires ou les catégories de destinataires auxquels des données personnelles sont transmises (art. 17 al. 2 let. c P‑LPD / art. 19 al. 2 let. c nLPD), que le responsable du traitement est libre de décider s’il préfère indiquer les destinataires ou les catégories de destinataires. Cette appréciation est fondée sur le droit européen qui laisse effectivement au responsable du traitement, dans le cadre du devoir d’informer (art. 13 et 14 RGPD), le choix de choisir s’il transmet l’identité des destinataires ou des catégories de destinataires. Il n’est toutefois pas possible d’appliquer par analogie la volonté du législateur au droit d’accès, dont le but et la structure sont différents.
Au vu de ce qui précède, l’interprétation historique ne permet pas de déterminer avec exactitude s’il appartient à la personne concernée de choisir entre les deux options qui sont prévues. Reste que le législateur avait toutefois comme objectif général avec la révision de la loi d’assurer une forme d’eurocompatibilité. Cela ne veut toutefois pas nécessairement dire que le législateur comptait reprendre de manière dynamique la jurisprudence européenne, raison pour laquelle il convient de procéder à une interprétation téléologique.
C. Interprétation téléologique
Le droit d’accès est considéré par la doctrine et la jurisprudence helvétiques comme l’institution clé concrétisant la protection de la personnalité de la personne concernée. Afin de respecter le droit d’accès, tout traitement de données personnelles doit être conforme aux principes énoncés aux art. 6 et 8 nLPD, qui constituent le cœur de la nLPD. Figure parmi ceux-ci le principe de transparence qui exige du responsable du traitement de collecter des données personnelles uniquement pour des finalités reconnaissables pour la personne concernée (art. 6 al. 3 nLPD). Malgré une formulation malheureuse, le principe de transparence implique que le personne concernée dispose d’informations sur la manière dont ses données personnelles sont traitées. À ce titre, le devoir d’informer (art. 19 nLPD) du responsable du traitement a été expressément élargi par rapport à la LPD.
À ceci s’ajoute le fait que l’exercice du droit d’accès doit ainsi permettre à la personne concernée de vérifier non seulement que les données la concernant sont exactes, mais également qu’elles sont traitées de manière licite. En cas de traitement illicite, le droit d’accès est nécessaire pour permettre à la personne de faire effectivement valoir ses autres droits institués par la nLPD.
Il ressort de ce qui précède qu’afin de garantir l’effet utile du droit d’accès, et subsidiairement des autres droits institués par la nLPD, la personne concernée doit disposer d’un droit à être informée de l’identité des destinataires concrets dans le cas où ses données personnelles sont – ou ont déjà été – communiquées. Admettre l’inverse pourrait revenir à s’écarter du but du droit d’accès, de son esprit et des valeurs sur lesquelles la norme repose. Cela pourrait également minimiser la volonté du législateur qui avait comme buts d’intensifier la transparence des traitements et de renforcer la maîtrise sur ses données.
V. Le risque pénal – une hypothèse bien réelle ?
L’art. 60 nLPD sanctionne trois comportements différents. Parmi ceux-ci, l’art. 60 al. 1 let. a nLPD sanctionne la fourniture intentionnelle d’informations inexactes ou incomplètes en laissant penser que celles-ci sont complètes. Le devoir de fournir les informations nécessaires est la conséquence du droit d’accès de la personne concernée prévu à l’art. 25 nLPD. Ainsi, le fait de fournir intentionnellement une réponse inexacte ou incomplète dans le cas d’une demande de droit d’accès tout en laissant croire que celle-ci est complète tombe sous le coup de l’art. 60 al. 1 let. a nLPD.
Dans le cas d’espèce, et dans la mesure où l’on retient que la personne concernée dispose, sur sa demande, d’un droit à être informée de l’identité des destinataires concrets dans le cas où ses données personnelles sont communiquées, la question est de déterminer si le responsable du traitement viole son devoir de répondre à un droit d’accès en refusant de fournir l’identité des destinataires. À notre avis, si le responsable du traitement refuse de transmettre l’identité des personnes concernées – par exemple, car il est d’avis que les intérêts d’un tiers l’exigent ou que la demande est manifestement procédurière conformément à l’art. 26 nLPD –, mais transmet, à tout le moins, les catégories des destinataires de données, son comportement ne devrait pas tomber sous le coup de l’art. 60 al. 1 let. a nLPD ; il appartient alors à la personne concernée d’exercer son action civile en exécution du droit d’accès. En revanche, tomberait sous le coup de la disposition pénale le fait de ne fournir intentionnellement aucune réponse par rapport aux destinataires ou aux catégories de destinataires de données. Dans le cas où le responsable du traitement décide de fournir l’identité des destinataires, celui-ci doit prendre toutes les mesures raisonnables afin de fournir une liste exacte à la personne concernée ; le fait d’oublier par négligence certains destinataires ne serait pas un comportement tombant sous le coup de l’art. 60 al. 1 let. a nLPD.
VI. Observations
En décidant que le droit d’accès permet à la personne concernée, à sa demande, de requérir du responsable du traitement qu’il lui remette l’identité des destinataires auxquelles des données sont communiquées, la CJUE a ouvert une boîte de Pandore. Bien que la solution de la CJUE n’a aucun effet direct en Suisse – à l’exception pour le responsable du traitement situé en Suisse qui serait soumis au champ d’application extraterritoriale du RGPD – il nous semble probable que le Préposé fédéral à la protection des données et à la transparence retienne une solution identique sur la base de la nLPD. Bien que l’interprétation s’inspirant d’un pluralisme pragmatique démontre qu’une solution inverse pourrait revenir à s’écarter du but du droit d’accès, de son esprit et des valeurs sur lesquelles la norme repose et pourrait minimiser la volonté du législateur par rapport aux buts recherchés lors de la révision de la loi, nous nous interrogeons cependant sur la nécessité de connaître l’identité des destinataires. Nous doutons que le fait de connaître l’identité exacte du destinataire puisse réellement renforcer la vérification de la licéité du traitement. En principe, la connaissance des catégories de destinataires devrait déjà être apte à permettre cette vérification.
Proposition de citation : Livio di Tria / Philipp Fischer, Toute personne a le droit de savoir à qui ses données personnelles ont été communiquées : une analyse sous l’angle du droit suisse, 11 avril 2023 in www.swissprivacy.law/217
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