Big Data, un outil d’influence en période électorale
Au lendemain du referendum sur le Brexit, Dominic Cummings, le directeur de campagne en faveur du Brexit, s’est fendu d’une déclaration peu commune : « Si vous voulez progresser en politique, partage-t-il, je vous conseille d’embaucher des physiciens, pas des experts en politique ou en communication ». Quant à Donald Trump, l’ancien président des États-Unis, il devrait sa victoire à un certain Christopher Wylie, ex-petit génie de Cambridge Analytica reconverti, trompettes sonnantes, en lanceur d’alerte. Il a confessé en direct devant le monde entier que ses algorithmes n’avaient, ni plus, ni moins, fait élire le président des États-Unis.
Peut-être y a‑t-il un peu d’exagération dans ces affirmations alimentées tant par les perdants qui peuvent ainsi trouver une excuse à leur échec, que par les gagnants qui peuvent se vanter de prouesses sans pareil. Les médias aussi tirent volontiers avantage de ces histoires fracassantes qui jouent avec nos peurs et nos émotions. Il n’empêche que le sujet touche au cœur même de la démocratie (CEPD, Lignes directrices 8/2020 sur le ciblage des utilisateurs de médias sociaux, § 25). Il paraît par conséquent suffisamment important pour qu’on s’y intéresse.
De la physique à la politique
En physique, le comportement de chaque molécule individuellement n’est pas prévisible. En revanche, il est possible de prédire et de manipuler le comportement d’un agrégat de molécules composant un système complexe. Car l’agrégat pris dans son ensemble présente des caractéristiques et obéit à des règles qui rendent prévisibles les agissements, les interactions et l’évolution des molécules qui le composent. C’est le principe du déterminisme.
L’être humain ne fonctionne pas différemment. Même si les individus sont doués de volonté et qu’ils prennent tous les jours des décisions, celles-ci répondent à divers leviers d’ordre biologique, culturel, familial, économique ou social, qui les rendent prévisibles1. Avant l’apparition des plateformes, des réseaux sociaux et des applications, il manquait néanmoins les données pour connaître ces leviers et appliquer aux agrégats humains les lois de la physique. Aujourd’hui, il y a non seulement autant de capteurs que d’utilisateurs d’une plateforme, mais chaque utilisateur compte des milliers de capteurs offrant autant de données et de leviers qu’il devient possible d’actionner.
Or les physiciens sont capables de récolter toutes ces données et de les ordonner pour en tirer des corrélations, des tendances et des prédictions sur les individus. Comme avec les systèmes complexes, ils sont aussi capables de réaliser des simulations en soumettant tout ou partie de l’agrégat à différents stimuli. Il ne leur reste ensuite plus qu’à observer les réponses individuelles et collectives à ces stimuli et à reproduire ceux qui parviennent le mieux à modifier le fonctionnement du système dans son entier2.
En physique, lorsqu’une molécule se met à s’agiter sur l’impulsion d’un stimulus, elle entraîne d’autres molécules avec elles. Bien maîtrisée, cette chaîne de réactions peut conduire à modifier le fonctionnement du système dans son ensemble. La même chose se produit avec les humains. On sait que certains individus réagissent d’une certaine manière à certains messages et que ces réactions se communiquent aux autres individus et aux groupes via différents canaux (médias de masse, réseaux sociaux). Si on veut modifier le fonctionnement d’un agrégat humain, il suffit d’identifier les individus susceptibles de réagir le mieux et de les soumettre aux stimuli, c’est-à-dire aux messages, auxquels ils répondent le mieux3.
Or, pour cela, il y a les réseaux sociaux et les clics. Non seulement ils offrent un laboratoire géant pour tester tous les stimuli possibles, mais ils fournissent en temps réel des données très précises sur le taux d’engagement et la réaction provoquée par chaque stimulus individuellement. Grâce à eux, il est possible d’observer en direct la réaction suscitée par un message sur une partie puis sur l’entier de l’agrégat. En fonction des résultats obtenus, le message peut être adapté tant sur sa forme (p. ex. police, couleur, image) que son contenu. Les caractéristiques qui fonctionnent le mieux sont conservées et optimisées, tandis que celles qui ne produisent pas les effets recherchés sont remplacées.
Lors d’une campagne politique, cette technique est généralement appliquée comme suit. En croisant les données de plusieurs sources (registre des électeurs, recherches menées sur Google à propos d’évènements ou des sujets sociaux et réactions suscitées sur les réseaux), il est possible d’identifier, d’une part, les sujets politiques chauds du moment et, d’autre part, la position des individus par rapport à ces sujets. Les individus sont ensuite classifiés en trois catégories : ceux qui sont déjà acquis aux idées défendues, ceux qui ne le seront probablement jamais et ceux dont la position n’est pas arrêtée. C’est sur cette troisième catégorie « d’indécis » que les efforts se poursuivent alors.
L’objectif est de concevoir le stimulus, c’est-à-dire le message, capable d’amener son destinataire à réagir de la manière souhaitée. Grâce à la masse d’informations dont ils disposent, les physiciens établissent des profils de la personnalité correspondant aux différentes catégories d’individus de l’agrégat. Ces sous-catégories reçoivent ensuite des messages personnalisés conçus avec l’aide d’autres spécialistes du comportement. Le but de ces messages est d’entraîner chez leur destinataire la réaction recherchée en jouant sur leur personnalité et leurs émotions (CEPD, Lignes directrices 8/2020 sur le ciblage des utilisateurs de médias sociaux, § 13). Les messages ne portent pas seulement sur les idées défendues. Ils peuvent attaquer celles d’autres organisations concurrentes en les discréditant. Et quand ils font mouche, en bonne physique, ils entraînent avec eux d’autres individus de l’agrégat.
Comme la plus grande partie de cette activité se déroule sur les plateformes, il est possible d’aborder de manière anonyme les sujets les plus délicats avec les arguments (les stimuli) les plus forts, en les adressant seulement à ceux qui y sont sensibles, mais sans perdre le soutien des électeurs qui auraient une opinion moins tranchée ou un peu différente. Ce type de campagnes virales échappe à la plupart des contrôles et des règles en place. Elles ne sont pas non plus soumises au fact-checking, ce qui constitue un terrain propice aux fake news, au populisme et à toutes les formes de propagande.
Cadre juridique
La Constitution fédérale énonce à son art. 34 la garantie des droits politiques. Elle protège la libre formation de l’opinion des citoyens et des citoyennes et l’expression fidèle et sûre de leur volonté. Une telle disposition introduit une obligation positive de la part de l’état de prendre les mesures nécessaires visant à protéger les processus démocratiques.
La Loi du 25 septembre 2020 sur la protection des données (LPD) constitue l’une d’entre elles. Ce n’est donc pas un hasard si le PFPDT et la Conférence des préposé-e‑s suisses à la protection des données (privatim) ont co-rédigé un guide concernant le traitement numérique de données personnelles dans le cadre d’élection et de votations en Suisse. Il rappelle que toute personne traitant des données dans un contexte d’élections et de votations doit savoir que les informations sur les opinions politiques et philosophiques bénéficient d’un niveau de protection plus élevé que des données comparables du domaine professionnel ou commercial, et que les exigences de traitement posées aux responsables sont plus élevées. On regrettera toutefois que le guide date de 2022 et qu’il ne tienne pas compte de la législation entrée en vigueur le 1er septembre 2023.
Se référant à la jurisprudence Moneyhouse, le guide relève ainsi prudemment que
« le traitement numérique des données en lien avec le processus politique est très probablement soumis au niveau de protection applicable pour les données sensibles, ne serait-ce qu’en raison de la finalité du traitement qui vise à influencer les opinions philosophiques de nombreuses personnes. C’est notamment le cas lorsque des méthodes d’analyse automatisées sont utilisées qui, en recoupant un grand nombre de données délicates et non délicates, permettent d’établir des profils de la personnalité ».
Si on procède à la même analyse, mais sous l’angle de la nouvelle législation, il semble possible de tirer des conclusions un peu plus affirmatives. Outre le fait que collecter les (prétendues) opinions politiques des individus correspond à un traitement de données sensibles, le croisement des données provenant de plusieurs sources dans le but d’identifier les opinions et les tendances politiques des électeurs correspond à une activité de profilage (art. 5 al. 1 let. f LPD). Si le but poursuivi est de leur adresser par la suite des messages personnalisés visant à les influencer en jouant sur leurs caractéristiques personnelles, on peut même raisonnablement aller un cran plus loin et soutenir qu’il s’agit d’un profilage à risque élevé (art. 5 al. 1 let. g LPD).
Les conséquences d’un tel traitement sont nombreuses. On se limitera ici à en citer quatre :
- Premièrement, comme le ciblage à des fins politiques est susceptible d’entraîner un risque élevé pour la personnalité ou les droits fondamentaux de la personne concernée, l’organisation qui déciderait de se lancer dans une telle activité devrait, conformément à l’art. 22 LPD, en principe, commencer par réaliser une analyse d’impact relative à la protection des données (cf. CEPD, Lignes directrices 8/2020 sur le ciblage des utilisateurs de médias sociaux, § 105 ss pour une analyse plus détaillée en droit européen).
- Deuxièmement, si une organisation utilise les données observées pour mettre en évidence les opinions politiques des individus, ce traitement devrait être considéré comme un traitement de données sensibles. Il s’ensuit qu’il nécessiterait normalement le consentement explicite de la personne concernée (6 al. 7 let. b LPD). En l’absence d’un tel consentement, il existe le risque que le traitement devienne illicite à moins de parvenir à le justifier au moyen d’un des autres motifs justificatifs prévus par la loi (art. 31 LPD).
- Troisièmement, si le traitement entrepris ne s’arrête pas à identifier les opinions politiques des individus, mais qu’il inclut en plus une analyse plus sophistiquée aboutissant à l’élaboration de profils de la personnalité et l’envoi de messages personnalisés en fonction des résultats de ces profils, alors on basculerait dans le régime du profilage à risque élevé (sur cette notion, cf. www.swissprivacy.law/86). Les conséquences d’un tel régime sont encore peu claires à ce jour, mais on peut raisonnablement partir de l’idée que les possibilités d’invoquer un autre motif justificatif que le consentement explicite de la personne concernée seraient quasi nulles.
- Quatrièmement, l’organisation concernée devrait, sous réserve qu’on puisse invoquer un des motifs d’exception prévus par la loi (20 LPD), informer tous les électeurs à propos desquels elle collecte des données et leur indiquer quelles informations sont collectées sur eux, à quelles fins et avec qui ces données sont partagées (art. 19 LPD).
Il existe bien sûr des moyens de contourner ces règles. L’un d’entre eux consistera probablement à dire que les activités déployées ne correspondent pas à un traitement de données sensibles et encore moins à un profilage à risque élevé, mais à une simple sélection d’individus sur la base de critères objectifs tels que l’âge ou le lieu. Puis sera invoqué l’intérêt privé prépondérant des partis politiques à mieux cibler leur électorat et à étendre celui-ci. Enfin, l’exécution du devoir d’informer sera certainement qualifiée comme inutile et disproportionnée vu la masse des personnes concernées.
Selon la formule consacrée, seule une analyse globale tenant compte de l’ensemble des circonstances permettra, au final, de délimiter au cas par cas si et dans quelle mesure chacune de ces normes trouve ou non application par rapport aux traitements effectivement accomplis. Pour cela, on mettra en balance la personnalité de la personne concernée et son droit à l’autodétermination informationnelle avec l’ampleur des traitements réalisés et leurs effets. Plus la méthode sera intrusive et sophistiquée, plus les messages seront ciblés, voire volontairement trompeurs et destinés à manipuler leur destinataire, plus la personnalité de la personne concernée et sa capacité à former et à exprimer librement son opinion devraient alors l’emporter.
En plus de la LPD, il existe d’autres règles que l’état a adoptées dans le but de protéger la libre formation de l’opinion des citoyens et des citoyennes et l’expression fidèle et sûre de leur volonté. Selon les art. 10 de la Loi fédérale du 24 mars 2006 sur la radio et la télévision (LRTV) et 17 al. 3 de l’Ordonnance fédérale du 9 mars 2007 sur la radio et la télévision (ORTV), la publicité pour les partis politiques, pour les personnes occupant des fonctions officielles ou candidates à celles-ci et pour les objets soumis en votation populaire est interdite durant les périodes qui précèdent les élections et les votations, tandis que toute publicité qui attente à des convictions politiques est de manière générale interdite.
Selon le Message du Conseil fédéral, l’interdiction de la publicité politique vise en premier lieu à empêcher que la formation démocratique de l’opinion puisse être influencée unilatéralement par des acteurs économiques en position dominante. Il s’agit notamment d’empêcher que le prolongement de la campagne électorale dans la publicité diffusée par les médias ne fasse considérablement augmenter les frais de campagne des partis et des associations, défavorisant ainsi les organisations ne disposant pas d’importants moyens financiers (FF 2003 1425, p. 1523). Mais le champ d’application de ces dispositions est très restreint. Il se limite aux programmes de radio et de télévision qui sont diffusés à un horaire fixe déterminé par avance par le diffuseur. Il ne s’étend donc ni aux messages publiés sur les réseaux sociaux, ni aux autres contenus publiés sur Internet, y compris sous forme d’émission radio ou télévisée, accessibles à la demande.
Conclusion
Il n’existe pas en Suisse de loi unique régissant les campagnes d’élections et de votation. Des règles éparses encadrent, certes, la publicité et le débat politiques, mais leur efficacité semble toute relative. Il suffit pour s’en convaincre de visiter la page web du site ch.ch consacrée aux règles pour les campagnes électorales et les votations, et plus précisément celles liées aux réseaux sociaux et Internet. Les règles énoncent en toutes lettres et sans détour qu’il n’est « pas absolument interdit de divulguer délibérément de fausses informations (« fake news ») ».
Pourtant, le sujet est important. Les techniques de ciblage et de manipulation en période électorale portent atteinte non seulement au droit à l’autodétermination informationnelle des individus, mais plus largement aussi au droit à l’autodétermination des peuples et des États. Comme c’est le cas en physique, les stimuli inoculés auprès d’une partie de la population ont la capacité de changer le comportement du système dans son entier. Mieux vaut donc y prêter attention.
En droit de la concurrence, les stimuli subliminaux, déloyaux ou trompeurs qui sont adressés aux consommateurs peuvent être sanctionnés par la Loi du 19 décembre 1986 contre la concurrence déloyale (LCD). Tel est le cas lorsqu’un acteur économique dénigre un concurrent par des allégations inexactes, fallacieuses ou inutilement blessantes, qu’il donne des indications inexactes ou fallacieuses sur lui-même ou qu’il se compare avec un concurrent de manière fallacieuse ou parasitaire. D’autres comportements sont aussi concernés, comme celui d’entraver la liberté de décision d’un client en usant de méthodes de ventes particulièrement agressives ou d’envoyer, par voie de télécommunication, de la publicité de masse n’ayant aucun lien direct avec une information demandée et en omettant de requérir préalablement le consentement du client.
Puisque nos voix peuvent se monétiser et s’acheter, ne méritent-elles pas au minimum le même niveau de protection que celui accordé aux marchandises ? C’est en tout cas le chemin sur lequel se dirige l’Union européenne. Une proposition de règlement relatif à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique a été présentée devant le parlement (cf. www.swissprivacy.law/121). Celle-ci prévoit notamment une interdiction du microciblage et l’obligation de révéler l’identité de la personne ou de l’entité ayant financé la publicité. Le but serait qu’il puisse être en vigueur pour les prochaines élections de 2024.
En Suisse, le magazine Inside IT révélait pour sa part cet été que les partis politiques discutent entre eux la possibilité d’élaborer un code de l’honneur concernant l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le cadre de campagnes d’élection ou de votation. Mais ils ne paraissent pas particulièrement pressés pour le moment. Si d’aventure ce projet venait à se concrétiser, un pas supplémentaire pourrait consister, pour les partis, à adopter un code de conduite au sens de l’art. 11 LPD. Cela impliquerait néanmoins que les partis se réunissent préalablement sous la forme d’une association commune.
Reste finalement la question de tels comportements commis par des puissances ou des organisations étrangères dans le seul but de déstabiliser les processus démocratiques internes. Il est clair qu’il faudra plus que le prestige de la loi pour réussir à se prémunir contre de telles ingérences. Il faudra en plus mettre en place des mesures de sécurité avancées pour détecter et (dans la mesure du possible) empêcher ce type d’activité, sensibiliser et éduquer la population aux fausses informations, prévoir des mécanismes permettant de signaler des activités suspectes et beaucoup collaborer à l’échelle nationale et internationale.
- Harari Yuval Noha, Homo deus, traduit de l’anglais par Dauzat Pierre-Emmanuel, éd. Albin Michel, 2017, p. 352 ss.
- Zuboff Shoshana, L’âge du capitalisme de surveillance, traduit de l’anglais [The Age of Surveillance Capitalism] par Formentelli Bee / Homassel Anne-Sylvie, éd. Zulma, 2020, p. 494 ss, 503 ss et 557 ss avec des références à Planck Max Karl Ernst Ludwig, Meyer Max et Skinner Burrhus Frederic sur l’ingénierie du comportement
- da Emboli Giuliano, Les ingénieurs du chaos, éd. Gallimard, 2019, p. 160 ss.
Proposition de citation : Michael Montavon, Big Data, un outil d’influence en période électorale, 18 octobre 2023 in www.swissprivacy.law/258
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