Compteurs d’eau intelligents et principes de l’évitement et de la minimisation des données
Arrêt du Tribunal fédéral 1C_273/2020 du 05.01.2021 (destiné à la publication)
Le Conseil municipal de la commune d’Auenstein en Argovie décide la conversion des compteurs d’eau conventionnels en dispositifs intelligents par modification de son Règlement communal sur l’eau (Règlement sur l’eau). Le 30 octobre 2017, un tel compteur est installé chez le recourant. Le compteur mesure de façon continue la quantité d’eau consommée et collecte, puis conserve localement, pendant 252 jours, des données horaires concernant l’état de l’alarme, le relevé du compteur et le débit maximal et minimal mesuré, mais les deux opérations sont indépendantes l’une de l’autre. Ces données sont chiffrées et émises par radio toutes les 30 ou 45 secondes pour être accessibles à une certaine distance par l’intermédiaire d’un dispositif protégé par un mot de passe. Cela permet au fournisseur d’eau de traverser un quartier et ainsi de récolter ces données. Une valeur unique de consommation est récoltée une fois par an par le fournisseur pour être utilisée à des fins de facturation.
Le recourant s’oppose sans succès à l’installation de ce nouveau compteur devant les autorités communales puis cantonales. En parallèle, il agit devant le Préposé cantonal à la protection des données et à la transparence, lequel, sans rendre une recommandation formelle, conseille l’usage d’un compteur mécanique ou un compteur intelligent, soit en désactivant l’émission radio des données soit en le paramétrant par défaut de manière favorable au respect de la vie privée (privacy by default). Débouté par le Tribunal cantonal argovien, le recourant dépose un recours devant le Tribunal fédéral.
Le recourant invoque une violation du droit à la protection de la sphère privée (art. 13 Cst.), au motif que des tiers non autorisés pourraient accéder aux données via le système radio et que l’État pourrait, par les données récoltées, créer un profil de consommateur (Verbraucherprofil). Pour le Tribunal fédéral, le risque d’utilisation abusive est très faible. En effet, la création d’un tel profil serait contraire à Loi argovienne sur la transparence, la protection des données et les archives (RS-AG 150.700 ; IDAG) et au Règlement sur l’eau. Techniquement, cela supposerait de procéder à un relevé quotidien pour pouvoir tirer des conclusions sur le comportement des citoyens, ce qui pourrait rétrospectivement être établi. Enfin, les protections mises en place, dont le chiffrage 128 bits des données, sont suffisantes pour parer à l’accès par un tiers aux données. Ce moyen doit donc être écarté.
En outre, le recourant conteste l’atteinte excessive causée par la transmission continue de ses données. À cet égard, l’art. 13 al. 2 Cst. consacre le droit à l’autodétermination informationnelle et dispose que « toute personne a le droit d’être protégée contre l’emploi abusif des données qui la concerne ». Les « données qui la concerne » correspondent à la notion de « donnée personnelle » telle que prévue par l’art. 3 let. a de la Loi sur la protection des données (LPD), laquelle ne s’applique toutefois pas au cas d’espèce.
À cet égard, le Tribunal fédéral juge que les données relatives à la consommation d’eau sont des données personnelles des habitants, du moins dans la mesure où il est possible de tirer des conclusions à leur sujet. C’est le cas pour les villas individuelles et les immeubles au sein desquels un compteur d’eau correspond à un appartement. Il en va ainsi dans le cas présent. Étant donné que les données sont collectées et conservées, elles font l’objet d’un traitement. Il s’agit qui plus est d’un traitement par une autorité publique, car les compteurs d’eau conservant ces données sont la propriété du fournisseur d’eau de la commune d’Auenstein, lequel est une institution publique autonome sous le contrôle de la municipalité (art. 2 Règlement sur l’eau).
Comme les autres droits fondamentaux, celui à l’autodétermination informationnelle peut faire l’objet de restrictions conformément à l’art. 36 Cst. En l’espèce, le Tribunal fédéral distingue les données relatives à la facturation et les autres pour axer son analyse sur les secondes. En effet, le traitement des premières données qui se rapporte à la collecte du relevé au moment déterminant, sa transmission et son utilisation à des fins de facturation repose sur une base légale suffisante. De plus, ce traitement poursuit un intérêt public et, en particulier, la mise en place de compteurs intelligents est jugée répondre à un intérêt public, en ce qu’ils offrent un gain d’efficacité à l’État, en permettant à ses agents de procéder aux relevés des compteurs à distance et donc plus rapidement et ce sans s’introduire chez les particuliers. Le traitement est également conforme au principe de proportionnalité.
En revanche, il en va autrement s’agissant des autres données, à savoir les valeurs horaires conservées sur le compteur d’eau pendant 252 jours et émises par radio toutes les 30 ou 45 secondes. Aucune base légale ne prévoit ni la collecte, ni la conservation de ces données ou encore leur émission par radio. Le fait que la commune n’ait pas l’intention de faire usage des données collectées ne saurait rien y changer. La question de l’existence d’un intérêt public est en revanche laissée ouverte.
Le principe de proportionnalité, condition de l’art. 36 Cst., est traduit dans le contexte de la protection des données au travers des principes de l’évitement (Datenvermeidung) et de la minimisation (Datensparsamkeit) des données, en ce sens que des données ne doivent être traitées que si et dans la mesure où cela est nécessaire au but poursuivi.
En l’espèce, les données horaires conservées pendant 252 jours sont traitées sans but apparent et sans volonté de l’autorité d’en faire un usage quelconque. Le fait que ces données soient très bien protégées et qu’un accès abusif puisse être quasiment exclu ou soit très improbable ne change pas cette conclusion. En effet, le principe de la sécurité des données (cf. art. 7 LPD) ne peut compenser le fait que plus de données que nécessaire sont traitées. La condition de la nécessité découlant du principe de proportionnalité perdrait de sa pertinence si l’autorité pouvait démontrer qu’elle a pris des mesures de sécurité suffisantes. Or les principes d’évitement et de minimisation des données visent à garantir que des données qui ne sont pas nécessaires ne soient ni collectées ni traitées. Des données qui n’existent pas ne peuvent être utilisées à mauvais escient et, ainsi, elles bénéficient d’une meilleure protection.
Il s’ensuit que le recours doit être admis, l’arrêt cantonal annulé et la cause renvoyée à la municipalité d’Auenstein pour nouvelle décision. Elle devra examiner d’autres pistes, dont la désactivation de la conservation interne des données ou la mise en place d’un autre dispositif conforme au principe de la proportionnalité.
Destiné à la publication, cet arrêt met en lumière le caractère très étendu de la notion de « données personnelles ». À cet égard, les données relatives à la consommation d’eau ne sont pas per se qualifiées de « personnelles », mais ne le sont que si elles peuvent être reliées à une ou des personnes déterminées. Cette qualification est importante, car elle entraîne l’entrée en jeu du droit constitutionnel à l’autodétermination informationnelle (art. 13 al. 2 Cst.). Cela a pour effet que tout traitement à l’égard de ces données est constitutif d’une restriction devant reposer sur une base légale, un intérêt public ou privé et être proportionnée au but visé (art. 36 Cst.). Il est vrai qu’à côté du droit constitutionnel, ou la LPD ou la loi cantonale sur la protection des données s’applique en fonction de la personne du responsable du traitement (cf. art. 2 al. 1 LPD et son équivalent cantonal) et de l’objet du traitement (cf. art. 2 al. 2 LPD et son équivalent cantonal). Toutefois, la violation du droit cantonal ne peut être examinée par le Tribunal fédéral que sous l’angle de l’arbitraire, raison pour laquelle l’art. 13 al. 2 Cst. a un rôle important d’un point de vue procédural en présence de traitements par des autorités cantonales.
Par rapport au principe de proportionnalité surtout, le Tribunal fédéral souligne l’importance des principes de l’évitement et de la minimisation des données, lesquels sont définis comme suit par le Conseil fédéral : « [l]e premier implique que si le but du traitement peut être atteint sans collecte de données nouvelles, cette option doit être privilégiée. Le second veut que seules les données absolument nécessaires au but poursuivi soient traitées » (FF 2017 6565, 6644). Ces principes ne sont pas consacrés expressis verbis dans la LPD, mais ils découlent du principe de proportionnalité (art. 4 al. 2 LPD et art. 6 al. 2 nLPD). Pour le Tribunal fédéral, ils concrétisent dans le domaine de la protection des données la maxime de la nécessité dans l’analyse combinée des art. 13 al. 2 et 36 al. 3 Cst., c’est-à-dire au niveau du droit constitutionnel. En tant que (sous-)principes, ils existent de manière indépendante et doivent donc être respectés en tant que tels et pour eux-mêmes. De ce fait, un manquement à leur égard ne peut pas être compensé par le respect de façon accrue d’un autre principe.
D’un point de vue méthodologique, l’art. 36 Cst. voudrait que soit d’abord établi l’intérêt (al. 2) avant que la proportionnalité ne soit examinée (al. 3). En l’occurrence, le Tribunal fédéral laisse étrangement ouverte la question de savoir si la collecte des données horaires, leur émission toutes les 30 ou 45 secondes et leur conservation pendant une durée aussi longue repose sur un quelconque intérêt public. Il était d’évidence plus aisé de constater la violation du principe de proportionnalité, mais il nous paraît qu’il aurait été tout aussi simple de conclure à son inexistence, tant il nous semble impossible qu’un tel traitement puisse correspondre à un intérêt public.
Enfin, la mise en place de compteurs intelligents et plus généralement du « comptage intelligent » (« smart metering ») nécessite une véritable réflexion de la part des autorités quant au respect de la vie privée. Celle-ci doit intervenir à un stade précoce et donc dans le processus légistique d’élaboration des règles de droit, afin de tenir compte des normes relatives à la protection des données personnelles. En quelque sorte, le législateur et plus généralement les autorités doivent également prendre en compte le principe privacy by design dans l’action étatique.
Proposition de citation : Kastriot Lubishtani, Compteurs d’eau intelligents et principes de l’évitement et de la minimisation des données, 15 février 2021 in www.swissprivacy.law/56
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