Rapports d’incidents et prothèses : la transparence est de mise
Arrêt du Tribunal administratif fédéral (TAF) du 2 novembre 2020, A‑3334/2019, A‑3382/2019.
La législation relative aux produits thérapeutiques (art. 59 LPTh et 14 ODim) impose aux utilisateurs (professionnels qui recourent à un dispositif médical) et aux fabricants d’annoncer immédiatement à Swissmedic les incidents graves dont ils ont connaissance. On parle à cet égard de « matériovigilance ». Le rapport d’annonce des utilisateurs (« rapport utilisateur ») comprend notamment une brève description de l’incident, l’indication du dispositif médical concerné et certaines caractéristiques du patient. Le rapport d’annonce du fabricant (« rapport fabricant ») contient quant à lui une rubrique relative aux résultats d’investigation menée suite à l’annonce de l’utilisateur, ainsi que l’indication des pays dans lesquels le dispositif a été distribué et ceux dans lesquels des incidents similaires se sont produits.
Le 19 décembre 2018, une journaliste a déposé une demande d’accès adressée à Swissmedic portant sur les « rapports d’incidents concernant la prothèse MaxiMOM (la prothèse) de Symbios Orthopédie SA (la fabricante) caviardés de leurs données personnelles ». La demande d’accès visait essentiellement les rapports liés aux cas de métallose (phénomène anormal d’usure d’un implant). Après une procédure de médiation devant le Préposé fédéral à la protection des données et à la transparence, Swissmedic a rendu une décision dans laquelle il accordait l’accès à certains éléments du rapport fabricant, en particulier les noms des pays où la prothèse avait été distribuée et dans lesquels des incidents similaires avaient été signalés. L’accès était aussi accordé à certains rapports annexes du rapport fabricant qui contiennent des informations sur les investigations menées par le fabricant suite au rapport d’annonce. En revanche, Swissmedic a refusé l’accès aux rapports utilisateurs. Aussi bien la demanderesse que la fabricante recourent contre cette décision devant le Tribunal administratif fédéral.
Selon Swissmedic, l’accès aux rapports utilisateurs entraverait l’exécution de mesures concrètes de l’autorité en matière de matériovigilance et ces rapports doivent par conséquent être exclus de la transparence sur la base de l’art. 7 al. 1 let. b LTrans. Si la transparence était appliquée aux rapports utilisateurs, les professionnels pourraient en effet craindre que les informations figurant dans leurs rapports soient utilisées à leur encontre dans des procédures judiciaires et pourraient donc être découragés de procéder aux annonces en dépit de l’obligation légale qui les y oblige. Le Tribunal administratif fédéral ne partage pas ce point de vue. Cette solution « en bloc » n’est pas compatible avec le système choisi par le législateur. En raisonnant ainsi, Swissmedic soustrairait en effet un pan entier de la LPTh du principe de la transparence, en contradiction avec le principe selon lequel le secret constitue désormais l’exception pour l’activité de l’administration. Le Tribunal administratif fédéral juge par ailleurs « hautement douteux » le raisonnement selon lequel le traitement confidentiel de certaines données par l’autorité est nécessaire pour que les utilisateurs et fabricants continuent à transmettre celles-ci alors que la communication de ces données est imposéepar la loi (sur la base du même argument, le Tribunal administratif fédéral écarte aussi par la suite que l’accès aux données puisse mettre en danger la santé publique, conformément à l’exception de transparence prévue par l’art. 7 al. 1 let. c LTrans). De surcroît, la crainte d’éventuelles actions judiciaires semble peu fondée puisque les documents sont caviardés de toutes données personnelles et que les données concernées sont sommaires et descriptives.
Pour s’opposer à la divulgation des documents concernés, la fabricante fait aussi valoir que ceux-ci révéleraient des secrets liés à sa stratégie de distribution. Le Tribunal administratif fédéral rejette ce point de vue. La seule divulgation des pays de distribution ne permet pas de révéler la stratégie de distribution ou d’entraîner une distorsion de la concurrence. Dans le cas d’espèce, la révélation des informations demandées ne conduit pas non plus à la divulgation de secrets de fabrication puisque les informations les plus sensibles contenues dans les documents visés concernent une prothèse qui n’est plus commercialisée et figurent pour la plupart sur le site internet du fabricant.
Enfin, le Tribunal administratif fédéral écarte l’argument de la fabricante selon lequel les informations en cause contiennent des données personnelles la concernant et que leur divulgation serait de nature à nuire à sa réputation et d’entraîner chez les consommateurs une perte de confiance dans ses produits. Après avoir rappelé les règles de coordination entre la LTrans et la LPD (pesée des intérêts en présence selon les art. 9 LTrans et art. 19 al. 1bis LPD), le Tribunal administratif fédéral rappelle que « le besoin de protection relatif aux données personnelles est naturellement moins important s’agissant des personnes morales que des personnes physiques ». Dans son examen, il constate ensuite que les discussions et critiques portant sur les qualités techniques du dispositif médical ou sur la réaction de la fabricante pourraient certes porter une atteinte à sa réputation, mais qu’il s’agit ici de discussions et critiques qui concernent directement la santé des consommateurs et qu’elles doivent donc être assumées par la fabricante dans un régime démocratique. L’intérêt à la transparence est à l’inverse établi ici puisqu’il touche la santé publique, un « domaine sensible qui revêt un intérêt public important ».
Le Tribunal administratif fédéral a par conséquent jugé qu’en respect du principe de transparence, Swissmedic était tenu de divulguer les informations concernant les pays où la prothèse avait été distribuée et où des incidents similaires avaient été annoncés, ainsi que les rapports utilisateurs.
Cet arrêt, susceptible de recours devant le Tribunal fédéral, rappelle à bon escient que la transparence de l’administration constitue aujourd’hui la norme et que le secret ne vaut qu’à titre d’exception. Une autorité ne peut donc pas exclure de facto un pan entier d’une législation (ici la LPTh) du principe de transparence. Par ailleurs, la solution à laquelle parvient le Tribunal administratif fédéral à l’issue de sa pesée des intérêts pour déterminer si la divulgation des informations porte, dans le cas jugé, une atteinte trop importante à la « personnalité » de la fabricante est à mon sens correcte. En insistant sur la protection de la santé publique, le Tribunal administratif fédéral estime en effet avec raison qu’une entreprise qui commercialise des produits présentant des risques particuliers doit être prête à assumer les discussions et les critiques relatives à ses produits. Cette solution est aujourd’hui d’autant plus légitime que le législateur a décidé d’exclure les personnes morales du champ d’application de la future LPD (art. 1 nLPD). Enfin, la solution préconisée par le Tribunal administratif fédéral concerne ici les annonces obligatoires en matière de « matériovigilance ». L’état de fait doit être clairement distingué des systèmes d’annonces d’incidents institués dans certains hôpitaux (« CIRS » pour « critical incident reporting system »). Ces outils de gestion des risques cliniques permettent aux professionnels de la santé d’enregistrer des rapports d’incidents de façon anonyme ou confidentielle et visent, selon un modèle d’apprentissage, à mettre en place des mesures d’amélioration. La confidentialité étant la base même du bon fonctionnement des CIRS, il existe pour ceux-ci un véritable intérêt de santé publique à restreindre l’accès du public aux annonces effectuées par le personnel soignant. CIRS et matériovigilance doivent donc être traités différemment.
Proposition de citation : Frédéric Erard, Rapports d’incidents et prothèses : la transparence est de mise, 30 novembre 2020 in www.swissprivacy.law/36
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