Secret médical et dénonciations d’infractions pénales : le Tribunal fédéral tranche enfin
Arrêt du Tribunal fédéral 2C_658/2018 du 18 mars 2021, destiné à la publication
En 2017, le Parlement cantonal tessinois a adopté plusieurs modifications de la loi cantonale sur la santé (Legge sanitaria, RS-TI 801.100) ayant principalement pour effet d’affaiblir le secret médical. Le nouvel art. 68 al. 2 de la loi en question prévoit par exemple que le professionnel de la santé a l’obligation d’informer, dans un délai maximum de 30 jours, le ministère public de tout cas de maladie, de blessure ou de décès dont il prend connaissance dans le cadre de sa fonction ou de sa profession et dont il a la certitude ou suspecte qu’il résulte d’une infraction poursuivie d’office. L’annonce peut également intervenir par l’intermédiaire du médecin cantonal. Selon l’art. 68 al. 3 Legge sanitaria, les soignants sont de surcroît obligés de signaler les infractions commises par un autre professionnel, sans préjudice du secret médical dans la relation thérapeutique.
En août 2018, quatre médecins ont déposé un recours auprès du Tribunal fédéral visant entre autres à faire annuler l’art. 68 al. 2 Legge sanitaria et de limiter les cas d’annonces obligatoires aux situations de décès liées à une suspicion de crime.
Après avoir jugé le recours contre l’acte normatif cantonal recevable, le Tribunal fédéral rappelle que le secret médical protégé par l’art. 321 CP (secret professionnel) est une institution juridique importante du droit fédéral qui sert non seulement à protéger la vie privée du patient et la relation de confiance entre le médecin et le patient, mais aussi à préserver l’intérêt public à la confiance de la population à l’égard des professionnels de la santé.
Conformément à la lettre de l’art. 321 ch. 3 CP, qui a été révisé le 1er janvier 2019, le secret professionnel peut être limité en présence de dispositions de la législation fédérale et cantonale statuant un droit d’aviser une autorité et de collaborer, une obligation de renseigner une autorité ou une obligation de témoigner en justice. Le Tribunal fédéral constate qu’en dépit de l’augmentation des prescriptions fédérales dans le domaine de la santé, les cantons disposent encore d’importantes compétences dans ce secteur. La disposition du droit tessinois qui oblige les professionnels de la santé à signaler au département et le médecin cantonal de tout fait susceptible de mettre en danger la santé publique n’est par exemple pas contesté par les recourants.
Alors que la protection de l’ordre et de la sécurité publique relève elle aussi dans une bonne mesure de la compétence des cantons, le personnel médical se trouve, de par sa fonction, dans une position privilégiée d’observateur de nouvelles menaces pour la sécurité publique ou pour le patient lui-même. Le Tribunal fédéral souligne toutefois que les dérogations au secret professionnel, aussi bien par le biais des dérogations légales au secret que par la levée du secret par l’autorité compétente (art. 321 ch. 2 CP), ne doivent être admises que de manière restrictive. Par principe, il convient par exemple de rechercher le consentement du patient en priorité.
Comme les obligations légales de signaler (art. 321 ch. 3 CP) constituent une ingérence importante au secret professionnel, il est impératif qu’elles portent sur des faits clairement définis. Dans les faits, de telles obligations ont pour effet de limiter la capacité du professionnel de la santé à apprécier une situation particulière et à procéder à une évaluation des intérêts en présence. En amont, le législateur doit donc procéder à l’identification d’un intérêt qui est en principe supérieur à la protection du secret médical. Le Tribunal fédéral en conclut que, dans la mesure du possible, le législateur doit privilégier les solutions les moins incisives et, surtout, ne doit pas rendre le secret médical illusoire en vidant ce dernier de sa substance. Les dérogations au secret médical doivent de surcroît respecter le droit supérieur, reposer sur une base légale suffisante, être justifiées par un intérêt public et respecter le principe de proportionnalité.
Contrairement à ce qu’invoquent les recourants, le Tribunal fédéral juge que la disposition cantonale obligeant les soignants à signaler au ministère public toute suspicion de maladie, blessure ou mort résultant d’une infraction poursuivie d’office (art. 68 al. 2 Legge sanitaria) n’est pas contraire au principe de primauté du droit fédéral. S’il avait laissé ouverte la question de savoir dans quelle mesure le droit cantonal pouvait prévoir une telle obligation dans un arrêt précédent (arrêt du TF 1B_96/2013 du 20 août 2013), il expose ici que les cantons disposent de compétences en matière de santé et d’hygiène publique, ainsi que dans le domaine de l’ordre et la sécurité publique. En vertu de l’art. 321 ch. 3 CP, les cantons peuvent donc en principe prévoir des obligations d’aviser dans ces domaines, même depuis l’entrée en vigueur du Code de procédure pénale en 2011.
Le Tribunal fédéral donne cependant raison aux recourants lorsqu’ils soutiennent que l’article 68 al. 2 Legge sanitaria évincerait les garanties offertes par le secret professionnel. Telle qu’elle est énoncée, cette disposition prévoit un devoir général et étendu de signaler, sans être limitée à des situations spécifiques dans lesquelles une pesée des intérêts peut être menée en amont. Elle est également indépendante de la gravité du danger pour l’intégrité et la santé du patient et pourrait donc ébranler la relation de confiance entre médecin et patient. Cette disposition vide donc de sa substance le secret professionnel.
Le Tribunal fédéral parvient ainsi à la conclusion que l’art. 68 al. 2 Legge sanitaria doit donc être annulé dans la mesure où il oblige l’annonce des blessures ou des maladies. L’obligation de dénoncer les décès dans les conditions prévues par la disposition concernée est quant à elle compatible avec le droit fédéral (art. 253 al. 4 CPP), selon lequel les cantons désignent les membres du personnel médical tenus d’annoncer les cas de morts suspectes aux autorités pénales.
En ce qui concerne l’obligation faite aux soignants de dénoncer les infractions commises par d’autres professionnels de la santé, sans préjudice du secret médical dans la relation thérapeutique (art. 68 al. 3 Legge sanitaria), le Tribunal fédéral juge que cette disposition manque de précision. Alors que sa violation est punissable pénalement sur la base d’une disposition pénale générale figurant à la fin de la Legge sanitaria, les situations visées par l’art. 68 al. 3 Legge sanitaria ne sont pas suffisamment définies. Cette disposition s’adresse à tous les professionnels de la santé sans distinction et ne tient pas compte de la diversité des situations à évaluer. Ainsi, elle ne permet pas au professionnel de la santé de déterminer avec suffisamment de certitude les cas individuels dans lesquels une déclaration est obligatoire. Elle est donc difficile à mettre en œuvre et ne répond donc pas aux exigences du droit pénal. Faute d’être compatible avec le droit supérieur, elle doit donc être annulée.
Les recourants ont par ailleurs contesté la validité de l’art. 20 al. 4 Legge sanitaria selon lequel le secret professionnel ne peut pas être opposé à l’autorité de surveillance si les informations sont demandées dans le cadre de l’exercice de ses fonctions d’inspection et de surveillance. Ils font notamment vouloir qu’une telle autorité ne pourrait pas avoir des pouvoirs plus étendus que le ministère public en matière d’accès aux documents couverts par le secret professionnel. L’argument est rejeté par le Tribunal fédéral, qui juge que l’autorité de surveillance agit dans l’intérêt premier du patient et que ses membres sont eux aussi tenus au secret de fonction. Cela permet de tenir suffisamment compte de la protection de la sphère privée du patient. Dans le cadre de la surveillance de routine par exemple, il est primordial que l’autorité de surveillance puisse accéder et analyser les dossiers médicaux. Le principe de proportionnalité doit néanmoins continuer à s’appliquer et la confidentialité des patients doit être suffisamment prise en compte.
En synthèse, le Tribunal fédéral annule donc une disposition de droit cantonal obligeant les soignants à signaler à l’autorité pénale toute suspicion de maladie ou de blessure liée à une infraction commise d’office puisqu’elle vide de sa substance le secret médical. Il annule également une disposition légale obligeant les soignants à signaler les infractions commises par d’autres soignants en raison de son manque de précision.
Cet arrêt était attendu depuis longtemps. La validité des dérogations légales au secret professionnel prévues par le droit cantonal en lien avec la dénonciation d’infractions pénales était en effet une question latente, d’autant plus que les disparités cantonales en la matière sont particulièrement importantes et régulièrement critiquées par la doctrine. Par le passé, le Tribunal fédéral s’était penché à plusieurs reprises sur cette problématique (voir par exemple : https://swissprivacy.law/28/), s’étant toutefois malheureusement jusqu’ici contenté de laisser la question largement ouverte.
Plusieurs enseignements peuvent être tirés de cet arrêt. Le Tribunal fédéral a volontairement choisi d’examiner si la (large) obligation de signaler des infractions pénales prévue par le droit tessinois violait ou non le principe de primauté du droit fédéral, en particulier sous l’angle du champ matériel du Code de procédure pénale. Les juges de Mon Repos ont décidé que tel n’était pas le cas, en raison des importantes compétences législatives conservées par les cantons non seulement en matière de santé, mais aussi dans le domaine de l’ordre et la sécurité publique. Cette solution est sujette à débat, mais elle présente au moins l’avantage d’offrir une réponse. La diversité des solutions qui continue à prévaloir entre les cantons dans ce domaine reste néanmoins problématique. Eu égard au fait que la procédure pénale est réglée à l’échelon fédéral, il serait bienvenu que le législateur fédéral empoigne la question et règle les signalements d’infractions de manière uniformisée.
Cet arrêt a ensuite le mérite de « replacer le secret médical au milieu du village », si l’on peut dire. En d’autres termes, le Tribunal fédéral a certes reconnu que les cantons bénéficiaient d’une certaine marge de manœuvre, mais ils ne peuvent porter atteinte à la substance même du secret médical. Pour construire son propos, le Tribunal fédéral s’est appliqué à rappeler en détail les intérêts protégés par cette institution et les conditions – strictes – auxquelles il est possible d’y déroger. Les dérogations au secret médical doivent non seulement être conformes au droit supérieur, mais être énoncées de manière claire, viser des situations suffisamment précises, reposer sur une base légale suffisante, être justifiées par un intérêt public et être proportionnées. Ce rappel est particulièrement bienvenu au regard de la prolifération des dérogations au secret médical, de « qualités variables » qui existent aujourd’hui en droit suisse.
Même s’ils touchent de manière incidente le secret médical, les développements du Tribunal fédéral sur la sécurité juridique (en lien avec l’art. 68 al. 3 Legge sanitaria) sont eux aussi dignes d’intérêt. Ils peuvent tout aussi bien s’appliquer au cadre légal général qui entoure le secret médical en Suisse. Ce cadre est aujourd’hui complexe, peu clair et morcelé. Pour une institution importante du droit suisse, comme le rappelle le Tribunal fédéral, le secret médical nécessite sans doute une sécurité juridique bien meilleure.
Au final, cet arrêt, dont le résultat est satisfaisant, apporte des précisions bienvenues et doit donc être salué.
Proposition de citation : Frédéric Erard, Secret médical et dénonciations d’infractions pénales : le Tribunal fédéral tranche enfin, 1er avril 2021 in www.swissprivacy.law/67
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