Droit d’accès : les SIG doivent transmettre le contrat de vente d’actions par lequel ils ont acquis les actions d’Ennova SA
A. L’état de faits
A. est une association fribourgeoise qui a notamment pour but de lutter pour la protection de l’environnement, des paysages et de la santé de l’homme contre l’éolien industriel.
En 2021, A. a sollicité des Services industriels de Genève (SIG) l’accès aux documents relatifs à la participation des SIG à la planification de sites éoliens sur le territoire du canton de Fribourg.
Les SIG ont répondu ne pas participer à cette planification et ne pas avoir de documents à transmettre. Ils ont néanmoins fait suivre la demande d’accès à Ennova SA (Ennova), dont ils détiennent actuellement le 100% du capital-actions. De 2016 à 2018, Ennova, qui est spécialisée dans le développement de projets éoliens, a été mandatée par le service de l’énergie du canton de Fribourg en vue de réaliser une étude pour la définition de sites éoliens, dans le cadre de la planification éolienne cantonale. Le 12 mai 2014, les SIG, qui détenaient jusque-là 20% du capital-actions d’Ennova, ont acquis le 80% restant du capital-actions en vertu d’un contrat de vente d’actions (le « Contrat »).
Dans le cadre la médiation qui s’est tenue sous les auspices du préposé cantonal genevois à la protection des données et à la transparence, A. a précisé sa demande, requérant notamment la transmission du Contrat et ses annexes.
Le 5 juillet 2022, le préposé a recommandé aux SIG de transmettre des documents sollicités, ce que les SIG ont refusé s’agissant du Contrat et de ses annexes. A. recourt contre la décision des SIG auprès de la chambre administrative de la Cour de justice de Genève (la « Chambre »).
B. L’arrêt
I. Le droit d’accès fondé sur l’art. 10 CEDH
La Chambre examine en premier lieu si la décision entreprise viole le droit à la liberté d’expression de la recourante.
La Chambre répond par la négative. Dans l’arrêt Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie du 28 novembre 2016, la CourEDH a posé, sur la base de l’art. 10 CEDH, les conditions du droit d’accès aux informations détenues par un État. Entre autres conditions, les informations recherchées doivent être réellement nécessaires à l’exercice de la liberté d’expression et présenter de manière générale un intérêt public.
In casu, la communication du Contrat et de ses annexes n’apparaît pas susceptible d’alimenter le débat public, et la rétention de ces informations n’apparaît pas être de nature à entraver l’exercice par la recourante de son droit à la liberté d’expression. De plus, il incombe à la recourante de motiver sa demande d’accès pour pouvoir se prévaloir de la protection de l’art. 10 CEDH, ce qu’elle ne fait pas. Enfin, la recourante n’allègue pas qu’il existerait un intérêt public prépondérant à ce qu’elle communique les informations qu’elle obtiendrait.
II. Le droit d’accès fondé sur le droit cantonal genevois
La Chambre examine en second lieu si la décision entreprise viole le droit d’accès garanti par le droit cantonal genevois (art. 28 al. 2 Cst-GE et 24 ss LIPAD).
La Chambre retient que les documents sollicités contiennent des renseignements relatifs à l’accomplissement d’une tâche publique au sens de l’art. 25 al. 1 LIPAD. En effet, les SIG, qui sont un établissement de droit public, sont les actionnaires uniques d’Ennova. Or, cette dernière est une société d’économie mixte remplissant des tâches publiques puisqu’elle réalise, par ses activités, les objectifs de la politique énergétique du canton de Genève tels que prévus aux art. 167 al. 1 let. e et 168 Cst-GE. Les actions d’Ennova font donc partie du patrimoine administratif de l’État, et le Contrat et ses annexes ont trait par ricochet à l’activité des SIG dans le domaine de l’éolien.
Ensuite, la Chambre écarte l’objection des intimés selon laquelle la demande d’accès et l’attitude de la requérante étaient chicanières. La Chambre rappelle qu’en matière de transparence (LTrans ou LIPAD), les motifs qui guident une demande d’accès ou la qualité du requérant ne revêtent pas de pertinence. L’abus de droit est réservé à des cas exceptionnels, non réalisés en l’espèce. Ici, les intimés échouent à prouver que la recourante souhaiterait utiliser les documents sollicités pour attaquer publiquement les intimés comme ces derniers le font valoir.
Par ailleurs, la Chambre examine si, comme les intimés le soutiennent, les documents sollicités devraient être soustraits au droit d’accès car leur transmission mettrait en péril les intérêts patrimoniaux et les secrets d’affaires des intimés (art. 26 al. 1 et al. 2 let. let. b et i LIPAD). A cet égard, la Chambre rappelle que selon la jurisprudence, constitue un secret d’affaires toute connaissance particulière qui n’est pas de notoriété publique, qui n’est pas facilement accessible, dont le détenteur a un intérêt légitime à conserver l’exclusivité et qu’en fait, il n’entend pas divulguer. Le maître du secret ne peut se contenter d’une référence générale à des secrets d’affaires. Il doit toujours indiquer concrètement et de manière détaillée pour quel motif une information est couverte par le secret.
En l’espèce, la Chambre conclut que les intimés échouent à démontrer disposer d’un intérêt légitime à conserver les informations secrètes (absence d’un intérêt objectif au maintien du secret).
S’agissant du Contrat, celui-ci contient les clauses usuelles pour un contrat de rachat d’actions. Les intimés, qui se réfèrent de façon générale à des secrets d’affaires, n’indiquent pas quelles dispositions du Contrat en contiendraient ni pour quel motif elles seraient couvertes par un tel secret.
S’agissant des annexes au Contrat, trois sont litigieuses. La liste des dettes d’Ennova au 30 avril 2014 n’est plus susceptible de donner des informations suffisamment précises et actuelles sur le résultat commercial de l’entreprise, au vu de l’écoulement du temps (plus de neuf ans depuis son établissement). Les deux autres annexes au Contrat, i.e. la liste des contrats en vigueur au moment de la signature du Contrat et la liste des projets d’Ennova en cours au moment de la signature du Contrat, ne sont pas susceptibles de donner un avantage indu à la concurrence, étant relevé que les intimés n’indiquent pas quel avantage leur divulgation procurerait à d’éventuels concurrents, qu’ils ne désignent par ailleurs pas.
Enfin, le secret de fonction des cadres dirigeants des intimés (art. 320 CP) ne fait pas obstacle à l’obligation de communiquer les documents sollicités. La Chambre rappelle à cet égard que l’information qui serait susceptible d’être communiquée sur requête en vertu de la législation applicable sur l’accès aux documents ne constitue pas une information secrète au sens de l’art. 320 CP. Il n’en va pas autrement de la clause de confidentialité contenue dans le Contrat.
Au vu de tout ce qui précède, la Chambre annule la décision entreprise et ordonne aux intimés de communiquer à la recourante le Contrat et ses annexes, préalablement caviardés des noms de tiers y figurant (art. 27 LIPAD).
C. Appréciation
L’arrêt rappelle une différence importante entre le droit d’accès découlant de l’art. 10 CEDH et celui découlant de la LTrans ou de la LIPAD. Dans le premier cas, le requérant doit démontrer un intérêt particulier et le motiver. Dans le second cas, le droit d’accès est garanti à toute personne, quel que soit l’intérêt du requérant qui n’a pas à motiver sa demande.
Ensuite, l’arrêt confirme que l’abus de droit ne permet que très rarement de faire obstacle au droit d’accès en matière de LIPAD ou de LTrans dans la pratique.
Enfin, la personne qui invoque ses secrets d’affaires pour s’opposer à une demande d’accès doit démontrer de manière détaillée que les conditions applicables à la protection des secrets d’affaires sont remplies in concreto. Elle doit ainsi démontrer que l’information n’est ni notoire ni facilement accessible, qu’elle a un intérêt subjectif au maintien du secret et qu’il existe un intérêt objectif à ce que l’information concernée soit maintenue secrète (en ce sens voir : swissprivacy.law/267/).
Proposition de citation : Grégoire Chappuis, Droit d’accès : les SIG doivent transmettre le contrat de vente d’actions par lequel ils ont acquis les actions d’Ennova SA, 16 mars 2024 in www.swissprivacy.law/288
Les articles de swissprivacy.law sont publiés sous licence creative commons CC BY 4.0.