Levée du secret médical : si l’avocat sait, le client doit aussi savoir
Arrêt du TF 2C_683/2022 du 5 janvier 2024
La mère d’une patiente décédée en 2020 à l’hôpital cantonal de Saint-Gall souhaite accéder au dossier médical de sa fille pour retracer ses dernières heures et évaluer l’existence d’une erreur médicale. L’autorité cantonale compétente rejette la demande de plusieurs médecins visant à les délier du secret professionnel pour renseigner la mère. Sur recours, le Tribunal administratif de Saint-Gall admet le recours et prononce la levée du secret professionnel, mais uniquement en faveur de l’avocat mandaté par la mère afin qu’il évalue l’existence de prétentions en responsabilité civile. Il fait interdiction au conseil juridique de communiquer les informations du dossier médical à sa cliente, afin d’éviter que les informations concernées n’échappent à la protection légale du secret professionnel. La mère recourt au Tribunal fédéral pour obtenir un accès direct au dossier médical.
Le Tribunal fédéral rappelle que le secret professionnel perdure après la mort du patient et qu’il s’applique aussi à l’encontre des héritiers et proches du défunt. Cette protection doit garantir que le patient puisse, de son vivant, communiquer sans réserve des faits à son médecin sans craindre qu’ils ne soient divulgués après sa mort. En vertu de l’art. 321 ch. 2 CP, l’autorité cantonale compétente peut néanmoins délier un médecin du secret pour communiquer des informations couvertes par le secret aux proches d’une personne décédée. Elle doit dans ce cas procéder à une pesée des intérêts et des biens juridiques en présence et ne doit lever le secret qu’en présence d’intérêts privés ou publics prépondérants. Conformément à la jurisprudence développée par le Tribunal fédéral, la levée du secret doit se limiter à ce qui est nécessaire, tant du point de vue des destinataires que de l’étendue de l’information.
De son côté, l’avocat est responsable de la bonne et fidèle exécution mandat (art. 398 al. 2 CO) et est tenu par un devoir de loyauté à l’égard de son client, qui comprend une obligation d’informer et de conseiller. L’avocat doit présenter à son client les différentes options envisageables, les démarches à entreprendre, ainsi que les chances et risques liés à chacune d’elles. Il doit en outre, sur demande du mandant, rendre des comptes en tout temps sur la gestion du mandat (art. 400 al. 1 CO). Le client doit pour sa part être en mesure de donner des instructions à l’avocat ou de révoquer le mandat.
Constatant que l’autorité précédente a en l’espèce conclu au bien-fondé de la levée du secret pour l’examen des prétentions en responsabilité civile, le Tribunal fédéral se limite à examiner si l’interdiction faite à l’avocat de communiquer les informations contenues dans le dossier médical à sa cliente est contraire au droit fédéral. Selon son appréciation, une telle interdiction empêche l’avocat de remplir les obligations qui lui sont imposées en vertu du rapport de mandat, notamment parce qu’elle empêche de placer la cliente dans une position qui lui permette de donner des instructions supplémentaires ou de révoquer le mandat. Par ailleurs, l’avocat ne peut guère remplir sa mission de manière fidèle et diligente sans être en mesure d’informer la recourante d’une manière ou d’une autre quant aux informations contenues dans le dossier médical.
Le Tribunal fédéral arrive par conséquent à la conclusion que l’interdiction imposée à l’avocat de communiquer les informations contenues dans le dossier médical à sa cliente est contraire aux obligations découlant du contrat de mandat, et donc au droit fédéral. Le recours est admis et la décision de l’autorité précédente annulée dans la mesure où elle interdit une communication à la cliente.
Cet arrêt apporte une clarification importante sur les modalités de levée du secret professionnel en cas d’accès au dossier médical d’un patient décédé. Dans ces circonstances, l’accès au dossier par des proches se révèle généralement délicat pour deux raisons au moins.
Premièrement, la demande de levée du secret peut en principe seulement être demandée par le professionnel de la santé lui-même, ce qui peut conduire à des situations de blocage ou encore limiter l’exercice des droits des proches dans de telles procédures (à ce propos : B. Chappuis, Les droits des tiers dans la procédure de levée du secret : L’ATF 142 II 256, Revue de l’avocat 2018). La jurisprudence a néanmoins reconnu la qualité pour recourir contre une décision négative de levée du secret à un proche disposant d’un intérêt digne de protection (ATF 142 II 256).
Deuxièmement, la loi est pratiquement muette sur l’accès aux données personnelles qui concernent des personnes décédées. Dans le domaine médical, quelques cantons ont adopté des dispositions légales sur l’accès aux dossiers médicaux de patients décédés, à l’instar de l’art. 55A de la Loi sur la santé genevoise. Dans le cadre de la révision de la Loi fédérale sur la protection des données, le Conseil fédéral avait intégré dans son projet une disposition spécifique sur l’accès aux données personnelles de personnes décédées, y compris celles couvertes par le secret professionnel. Les Chambres fédérales l’ont néanmoins purement supprimé, sans grandes explications.
En l’absence de législation spécifique, le Tribunal fédéral a peu à peu construit un droit d’accès en faveur des proches dans certaines circonstances. En 1995, le Tribunal fédéral a par exemple déduit de l’art. 8 CEDH un droit des proches disposant d’un intérêt digne de protection vraisemblable à se faire communiquer certaines informations du dossier médical (SJ 1996 p. 293). Il a ainsi validé la pratique des « lectures accompagnées », par lesquelles un intermédiaire médical consulte le dossier et communique certaines informations pertinentes aux proches, à condition que le patient ne s’y soit pas opposé de son vivant.
Depuis lors, le Tribunal fédéral s’est prononcé à plusieurs reprises sur l’accès au dossier d’une personne décédée, rejetant par exemple la demande de levée du secret en faveur de deux filles mineures souhaitant obtenir un accès direct et complet au dossier médical de leurs mère décédée pour mener leur processus de deuil, sans qu’il y ait un lien avec une procédure civile ou pénale en cours (arrêt du TF 2C_37/2018 du 15 août 2018). Dans ce cas précis, l’instance précédente avait néanmoins accordé un droit d’accès modulé où le dossier médical était rendu accessible aux médecins traitants ainsi qu’à des psychologues qui pouvaient alors en tenir compte pour aider les recourantes à faire leur deuil. L’étendue de l’accès était limitée à ce qui était nécessaire pour le succès du traitement des deux filles. La solution avait alors été jugée comme équilibrée par le Tribunal fédéral, qui a cependant précisé que l’accès complet au dossier par un soignant intermédiaire ne devait pas devenir une pratique systématique (pour un résumé des évolutions relatives à la communication de données médicales relatives à des personnes décédées : F. Erard, Le secret médical. Étude des obligations de confidentialité des soignants en droit suisse, Thèse, Zurich 2021, N 1376 ss).
Le nouvel arrêt du Tribunal fédéral commenté ici pourrait-il remettre en cause ce type de pratiques ? Les médecins et avocats étant tous les deux tenus par les dispositions légales sur le mandat, on peut effectivement se le demander. À y regarder de plus près, l’argumentation du Tribunal fédéral est en grande partie axée sur la nécessité de placer la cliente de l’avocat dans une position qui lui permette de donner des instructions au mandataire. Or, dans le contexte d’une relation de soins, le pouvoir d’instruction du patient ne semble pas directement dépendre de la prise de connaissance d’informations médicales relatives à un proche décédé, ou alors dans une mesure bien moins importante. Une différence de traitement entre clients d’avocats et patients paraît ainsi justifiable, de telle sorte que les accès modulés par l’intermédiaire d’un soignant, comme un psychologue, devraient pouvoir subsister.
Proposition de citation : Frédéric Erard, Levée du secret médical : si l’avocat sait, le client doit aussi savoir, 23 février 2024 in www.swissprivacy.law/284
Les articles de swissprivacy.law sont publiés sous licence creative commons CC BY 4.0.