TikTok : La souveraineté des données à l’agenda américain

TikTok, Inc. v. Garland, 604 U.S. ___ (2025)
Le contrôle chinois sur TikTok
TikTok est un réseau social permettant de créer, publier, visionner, partager et commenter de courtes vidéos avec audio et texte. L’application personnalise le contenu de chaque utilisateur sur la page « Pour toi » en fonction de ses interactions. Aux États-Unis, le réseau social est détenu par TikTok Inc., société américaine. Celle-ci appartient intégralement au groupe ByteDance Ltd., entreprise sise en Chine qui détient l’algorithme régissant le fonctionnement de l’application. Selon la législation chinoise, la société doit coopérer avec les services de renseignement chinois et garantir à l’État l’accès et le contrôle des données personnelles détenues par l’entreprise.
Les interventions de l’exécutif et du législatif américains
En août 2020, le Président Donald Trump publie un Executive Order dans lequel il constate que les applications mobiles développées et détenues par des entreprises chinoises menacent la sécurité nationale, la politique étrangère et l’économie des États-Unis. Il ordonne à ByteDance de céder tous ses droits et intérêts liés à l’exploitation de TikTok aux États-Unis sous le contrôle du Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis, ainsi que les données des utilisateurs américains. Le 27 septembre 2020, la justice américaine bloque l’interdiction. En 2021, le Président Biden révoque l’interdiction de TikTok par l’administration Trump et ordonne au Secretary of Commerce d’enquêter sur l’application afin de déterminer si elle constitue une menace pour la sécurité nationale des États-Unis. Entre 2021 et 2022, ByteDance et le Gouvernement américain négocient une convention de sécurité nationale, sans toutefois parvenir à un accord.
Le 14 mars 2024, le Congrès américain adopte le Protecting Americans from Foreign Adversary Controlled Applications Act. Cette loi interdit la distribution, la maintenance et l’hébergement d’une application contrôlée par un adversaire étranger (§2(a)(1)). TikTok Inc. et sa société mère, ByteDance Ltd., y sont expressément mentionnés. Le pouvoir exécutif peut désigner d’autres réseaux sociaux comptant plus d’un million d’utilisateurs actifs mensuels et menaçant la sécurité nationale (§2(g)(2)(B)). La loi prend effet 270 jours après la désignation d’une application concernée, soit le 19 janvier 2025 pour TikTok. Une application peut toutefois continuer à fonctionner aux États-Unis si elle fait l’objet d’une « cession qualifiée » (qualified divestiture), soit tout acte juridique empêchant tout contrôle d’un adversaire étranger et toute relation opérationnelle, notamment sur les algorithmes et le partage de données (§2(c )(1), §2(g)(6)(A), §2(g)(6)(B)). Le pouvoir exécutif peut accorder une prolongation unique de 90 jours à l’application visée par l’interdiction s’il y a des progrès vers une cession qualifiée (§2(a)(3)).
La procédure judiciaire contre le Protecting Americans from Foreign Adversary Controlled Applications Act.
ByteDance Ltd., TikTok Inc., ainsi que des utilisateurs et créateurs de contenu contestent cette loi devant la Cour d’appel du District de Columbia (D.C. Circuit). Le 6 décembre 2024, la Cour d’appel considère à l’unanimité que la loi se justifie par des enjeux de sécurité nationale et ne viole pas la liberté d’expression protégée par le First Amendment of the Bill of Rights. Le 16 décembre 2024, les recourants saisissent la Cour Suprême.
L’application du First Amendment laissée ouverte
À titre liminaire, la Cour rappelle que toutes les lois ayant un impact sur l’expression ne relèvent pas nécessairement du First Amendment (R. A. V. v. St. Paul). Elle reconnaît néanmoins que les dispositions contestées peuvent entrer dans son champ d’application, notamment en raison de l’impact qu’aurait l’interdiction d’un réseau social très populaire aux États-Unis sur la liberté d’expression de ses utilisateurs. Les Juges laissent toutefois cette question ouverte.
La distinction des lois content-based de celles content-neutral
La Cour Suprême distingue les lois fondées sur le contenu (content-based) qui ciblent un type de discours et sont inconstitutionnelles (Reed v. Town of Gilbert), des lois neutres sur le contenu (content-neutral), qui posent moins de risques pour la liberté d’expression (Turner Broadcasting System, Inc. v. FCC I). Dans le premier arrêt cité, la Cour a considéré que les règlements restreignant les panneaux publicitaires en fonction de leur contenu violent le First Amendment. Elle a ainsi établi le principe d’un examen rigoureux de toute réglementation censurant les discours en fonction de leur message (content-based). Dans le deuxième arrêt cité, la Cour a jugé que les lois imposant des obligations de diffusion aux câblo-opérateurs étaient neutres au regard du contenu et ne violaient pas le First Amendment. En effet, elles ne ciblaient pas spécifiquement le contenu, mais visaient à préserver la diversité de l’information (content-neutral). Une loi content-neutral est valide si elle poursuit un intérêt gouvernemental important sans viser la suppression de la liberté d’expression et n’impose pas de restriction excessive par rapport à cet objectif (Turner Broadcasting System, Inc v. FCC II). Si la justification de la loi repose sur le contenu réglementé ou sur un désaccord avec le discours transmis, elle doit être traitée comme une loi content-based (Ward v. Rock Against Racism).
La loi attaquée est content-neutral
Le Gouvernement américain soutient que la loi est justifiée par un motif neutre du point de vue du contenu partagé (content-neutral). En effet, il s’agit d’empêcher le Gouvernement chinois de collecter un nombre important de données personnelles sensibles de 170 millions d’utilisateurs américains de TikTok.
La Cour Suprême rejoint l’approche du Gouvernement. Elle estime que la loi semble être content-neutral dès lors qu’aucun discours spécifique n’est visé par son interdiction. Les Juges considèrent que la loi n’impose aucune restriction ni sanction sur le contenu partagé sur TikTok. En effet, l’interdiction de l’application ne dépend pas de la modification du discours des créateurs de contenu.
Le degré d’examen judiciaire aux lois content-neutral
La Cour Suprême aborde ensuite le degré d’examen (scrutiny) applicable pour évaluer une loi content-neutral. Les lois favorisant certains orateurs doivent être examinées minutieusement (strict scrutiny) sous l’angle du First Amendment (Minneapolis Star & Tribune Co. v. Minnesota Comm’r of Revenue). En l’espèce, la loi vise à éviter l’accès par un État adversaire aux données sensibles de 170 millions d’Américains. Partant, son interdiction n’est pas “un moyen subtil d’exercer une préférence de contenu” (traduction libre). Les juges doivent donc faire preuve d’une certaine retenue lors de l’examen de la loi (intermediate level of scrutiny). Dans un obiter dictum, la Cour ajoute que bien que le traitement et l’analyse des données personnelles soient courants à l’ère numérique, la taille de TikTok et sa vulnérabilité à une utilisation par un État adversaire étranger justifient un traitement différencié de cette application pour des raisons de sécurité nationale.
La loi peut atteindre ses objectifs
Les Juges examinent ensuite l’objectif de la loi contestée. TikTok collecte de nombreuses données personnelles de ses utilisateurs. Le Gouvernement américain soutient que le Gouvernement chinois pourrait utiliser ces données afin d’effectuer du chantage et mener des activités d’espionnage industriel. TikTok et les recourants avancent qu’il est peu probable que le gouvernement chinois l’utilise pour collecter des informations à des fins d’espionnage, car la Chine dispose de moyens plus efficaces pour obtenir les informations pertinentes.
Lors de l’examen de la constitutionnalité de la loi, la Cour Suprême accorde une large marge d’appréciation (substantial deference) aux analyses prospectives du Congrès. En l’espèce, la Chine a mené des efforts importants pour collecter des données, notamment sur les ressortissants américains, pour soutenir ses opérations de renseignement et de contre-renseignement. Bien que le Gouvernement chinois n’ait pas encore utilisé sa relation avec ByteDance Ltd. pour accéder aux données de TikTok, les recourants n’ont pas démontré que cette possibilité est déraisonnable sur la base d’indices concrets.
Les recourants soulignent que d’autres réseaux sociaux, collectant des données dans des proportions similaires à TikTok, ne sont pas concernés par la mesure. La Cour Suprême rejette cet argument, expliquant que le Gouvernement américain n’a pas l’obligation de résoudre « tous les aspects d’un problème d’un seul coup » (Williams-Yulee v. Florida Bar ; traduction libre).
La Cour Suprême se penche ensuite sur la condition de nécessité de la mesure et considère que la loi sert directement le but visé par le Gouvernement. Selon son critère d’examen, une loi content-neutral est admise « si elle répond à des intérêts gouvernementaux importants non liés à la suppression de la liberté d’expression et si elle n’entrave pas la liberté d’expression plus qu’il n’est nécessaire pour répondre à ces intérêts » (Turner II ; traduction libre). En l’espèce, la loi n’impose pas une interdiction absolue. En effet, l’entreprise peut poursuivre ses activités à condition de procéder à une cession qualifiée. Cette loi est donc nécessaire pour empêcher le traitement de données des utilisateurs de TikTok par le Gouvernement chinois.
Les recourants proposent une série de mesures alternatives, notamment des exigences en matière de divulgation, des restrictions en matière de partage des données et l’accord de sécurité nationale proposé précédemment.
Aux yeux de la Cour Suprême, les mesures proposées ignorent la large marge de manœuvre dont dispose le Gouvernement américain pour choisir des solutions législatives content-neutral, tant que celles-ci ne sont pas excessivement larges pour atteindre les objectifs visés (Ward v. Rock Against Racism). La Cour conclut qu’il n’est pas de son ressort de revoir l’appréciation du Gouvernement vis-à-vis d‘une loi content-neutral, à condition que sa politique repose sur des constatations factuelles raisonnables et des preuves substantielles (Turner Broadcasting System Inc, v. FCC II)). La Cour note également que la loi bénéficie d’un soutien bipartisan fort, ce qui renforce ainsi sa crédibilité.
Enfin, en réponse au dernier argument des recourants, la Cour Suprême souligne que la politique du gouvernement n’impose pas une cession de l’entreprise. Elle rappelle que ByteDance Ltd. a déjà refusé de cesser de collecter les données personnelles des utilisateurs aux États-Unis. L’entreprise continue également de les transmettre en Chine pour entraîner son algorithme. La Cour rejette donc le recours dès lors que « la cession [de TikTok] est nécessaire pour répondre aux préoccupations de sécurité nationale bien étayées concernant les pratiques de collecte de données de TikTok et ses relations avec un adversaire étranger » (traduction libre).
Note
Le premier jour de sa présidence, Donald Trump a accordé la prolongation légale du délai de 90 jours au réseau social, afin qu’un accord puisse être trouvé. Cette négociation s’inscrit dans un cadre de tensions entre les États-Unis et la Chine, notamment en raison des hausses des droits douaniers pour les importations chinoises vers les États-Unis.
D’un point de vue plus juridique, les Juges font ici preuve d’une certaine retenue vis-à-vis de l’intervention du législateur, car la loi est considérée content-neutral. Ainsi, le simple risque d’utilisation des données par le Gouvernement chinois suffit pour justifier la loi.
En Europe aussi, l’utilisation de TikTok est critiquée en raison de l’accès aux données par le Gouvernement chinois. Le personnel du Parlement et de la Commission européens n’a plus accès à TikTok depuis 2023. Au Royaume-Uni, TikTok est interdit sur les appareils électroniques du Gouvernement.
La crainte qu’un gouvernement étranger ait accès à des données personnelles par des entreprises privées semble relativement récente aux États-Unis. En effet, peu d’entreprises étrangères collectaient auparavant autant de données d’Américains. En revanche, en Europe, cette crainte existe depuis de nombreuses années, notamment à cause des Big Tech américaines. En effet, le Gouvernement américain bénéficie d’un large accès aux données des entreprises américaines (et étrangères, cf. déjà le large accès aux données Swift révélé en 2006). En particulier, depuis 2018, le US CLOUD Act permet aux autorités américaines d’accéder à des données stockées par des entreprises américaines, même si elles sont hébergées à l’étranger. En raison de ce large accès par le Gouvernement américain, la CJUE a invalidé les accords de transfert de données entre l’UE et les États-Unis en 2015 (Schrems I) et à nouveau en 2020 (Schrems II ; l’EU-US Data Privacy Framework (2022) et le Swiss-US Privacy Shield Framework (2024) ont été conçus pour répondre à ces préoccupations). Alors que les États-Unis se montraient à l’époque critiques de ces décisions judiciaires, ils se retrouvent désormais directement concernés par la souveraineté des données vis-à-vis des entreprises étrangères. Partant, la souveraineté des données devient un enjeu aussi américain qu’européen.
Proposition de citation : Célian Hirsch / Mallorie Ashton-Lomax, TikTok : La souveraineté des données à l’agenda américain, 3 mars 2025 in www.swissprivacy.law/341

